Regards sur la transition mondiale
Publié le 9 janvier 2007Par Raymond Barre, ancien Premier ministre
Au cours des dernières décennies, l’information économique et financière en France a connu d’importants développements : l’extension de son champ d’examen, au- delà de la Bourse, vers les problèmes économiques et sociaux de la France et vers les problèmes internationaux ; une objectivité croissante par rapport aux considérations idéologiques et politiques ; une précision plus grande dans l’analyse des faits, assez souvent mêlée, dans le passé, au jugement porté sur ces faits. L’information économique et financière a ainsi atteint un niveau qui lui donne une place de premier plan dans l’information générale des Français. Au seuil du XXI° siècle, c’est un monde fascinant et foisonnant, qui s’offre à la réflexion et à l’analyse.
Je voudrais signaler quelques thèmes que je crois essentiels dans les années à venir.
Le monde est en transition vers un nouvel équilibre global. A la relation privilégiée entre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe qui représentaient le monde développé et riche, d’une part, et le monde peu développé ou en faible développement d’autre part, se substitue une relation nouvelle entre les économies à haut niveau de développement et les économies émergentes, Chine, Inde, Brésil, qui font irruption sur la scène planétaire. Les Etats-Unis ne sont plus le moteur de l’économie globale : en dollars courants, la contribution de l’Asie à la croissance du PNB mondial (21%) a excédé celle de l’Amérique (19 %).
Contrairement à une idée reçue, la croissance de la Chine n’a pas été provoquée par les exportations, mais principalement par sa consommation, en hausse de 10% par an sur la dernière décennie, la croissance la plus rapide dans le monde. Autrement dit, si les Etats-Unis connaissaient une récession, la répercussion sur les économies de la Chine et du reste de l’Asie serait un ralentissement, sans plus.
Le dollar est également influencé par cette nouvelle relation entre les Etats-Unis, la Chine et le reste de l’Asie. Les déséquilibres américains (balance des paiements et budget) devraient entraîner une baisse très sensible du dollar. En fait, la Chine et d’autres pays asiatiques – Japon inclus –, qui disposent de réserves de change considérables, limitent cette baisse, car ils entendent favoriser leurs exportations en soutenant le dollar par des achats de bons du Trésor américains. Mais l’appréciation du yuan vis-à-vis du dollar au cours des derniers mois et le début de diversification des réserves asiatiques vers l’euro permet de prévoir un “atterrissage en douceur” du dollar.
Si, à l’avenir, l’activité économique et financière mondiale va être large- ment influencée par le “dialogue économique et stratégique” qui se noue entre les Etats-Unis et la Chine, elle dépendra également des conséquences des prix élevés du pétrole pour les pays producteurs, et de l’accroissement des actifs qui en résulte pour eux. Alors que le surplus de la balance des paiements courante chinoise a atteint, en 2006, 200 milliards de dollars, les pays exportateurs de pétrole auront disposé, eux, de 500 milliards de dollars, dont la moitié au Moyen-Orient. Ces surplus auront un impact considérable sur les flux internationaux de capitaux et peuvent empêcher la correction des déséquilibres globaux d’une manière ordonnée. D’autant que la plupart des analystes s’attendent à ce que le prix moyen du pétrole se maintienne en moyenne au cours des prochaines années à 60 dollars le baril.
Cette “explosion des pétrodollars” alimente les liquidités qui se déversent sur les marchés de capitaux. Les achats de bons du Trésor américain se font, non directement auprès des vendeurs de titres aux Etats-Unis, mais à travers les intermédiaires à Londres. Les surplus pétroliers sont en outre employés à des achats d’actions, de propriétés privées ou à travers les “hedge funds”. Les pays pétroliers du Moyen-Orient restent, certes, attachés à la stabilité de leurs monnaies par rapport au dollar. Mais si ce dernier continue à baisser, ils pourraient, plus facilement que la Chine, diversifier leurs réserves. De ce point de vue, les pays exportateurs de pétrole peuvent être plus dangereux que la Chine. Pour rétablir un équilibre économique et financier global, il serait bon que les Etats-Unis épargnent plus et que les pays à surplus dépensent davantage.
Et l’Europe ? Après avoir été considérée comme un maillon faible de l’économie mondiale, l’Europe Occidentale connaît une nette reprise provenant, non du commerce extérieur, mais de la demande intérieure. Il faut en outre noter que les économies européennes exportent maintenant plus vers la Chine que vers les Etats-Unis. Inversement, depuis 2005, la Chine a dépassé les Etats-Unis comme fournisseur de la zone euro. L’Allemagne fédérale retrouve un rôle moteur au sein de cette zone. Si le dollar s’affaiblit par rapport à l’euro, ce n’est pas la conséquence d’une politique monétaire inadaptée de la Banque centrale européenne, c’est parce que l’économie européenne a moins de problèmes que l’économie américaine. La politique des taux de la BCE ne saurait gêner en aucune façon les exportations européennes (voir l’Allemagne).
Plutôt que de s’en prendre à l’euro, les autorités françaises et certains milieux économiques feraient mieux d’essayer de remédier aux faiblesses structurelles de notre économie. Nous ne sommes heureuse- ment plus au temps où la dévaluation de la monnaie servait de ballon d’oxygène. La France, comme le reste du Vieux continent, est entravée par les marchés rigides des produits et du travail. Si des réformes économiques y sont introduites, l’euro apparaîtra rapidement comme un meilleur pari que le dollar.
Je souhaite que les journalistes économiques et financiers exercent un rôle national en exposant aux Français les faiblesses de leur économie, liées pour une large part à leurs comportement dépassés. Au moment où s’ouvre une période électorale essentielle, il faut dénoncer les analyses complaisantes, les cocoricos peu crédibles, les promesses impossibles à tenir. Il faut rappeler sans cesse que l’économie doit s’adapter à la mondialisation, qui est un fait incontournable, et accepter sans retard des réformes fondamentales.
Adaptation et compétitivité, tels sont les maîtres mots d’une bonne politique pour la France. Le reste sera donné par surcroît !