Vers une humanité réconciliée ou vers le choc des civilisations ?

Publié le 24 avril 2007

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 23 avril 2007, avec Frédéric Louzeau, philosophe et théologien, et Jérôme Vignon, économiste.

Le monde va-t-il vers une humanité réconciliée ou doit-on s’attendre à ce « choc de civilisations » dont parle Samuel P. Huntington1 ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre, lundi 23 avril, Frédéric Louzeau, philosophe et théologien, et Jérôme Vignon, économiste au cours de la dernière conférence des Lundis de l’économie organisés à la Sorbonne par l’Ajef.


L’unité humaine 
Pour Frédéric Louzeau il convient d’abord de surmonter la difficulté qu’il y a à s’entendre sur la mondialisation actuelle et sur l’avenir, pour lesquels nous manquons de recul, et qui, de plus, font écho aussi bien à l’affect et à la sensibilité qu’à l’intelligence et la capacité d’analyse.


L’idéal est celui de l’unité humaine, où chacun aurait pris conscience qu’il est solidaire et relié aux autres dans une seule et même destinée. Cette fraternité humaine existe déjà dans la cellule familiale, plus largement dans la Cité, la Nation, et même dans le groupement de nations comme l’Union européenne.

A mesure que ce cercle de fraternité s’élargit dans l’histoire humaine, chacun progresserait dans son humanité. Mais l’irréductible diversité des langues fait barrage et se voit comme  un obstacle de taille à la fraternité à l’échelle mondiale.

Facteur de cohésion qui fonde le droit, l’art et la religion sont  aussi  facteur de différentiation entre les peuples. L’individu voit alors l’humanité à partir de son propre point de vue et risque de l’imposer au monde au détriment des singularités et des différences des autres peuples. Dépasser cet obstacle en créant un socle de référence communes (liberté, égalité…) est illusoire, tant ces notions peuvent être interprétées différemment selon les peuples.


Pour ne pas céder à la tentation d’imposer aux autres son propre système de valeur, il convient d’adopter ce que Louzeau appelle un principe de discernement, à l’instar du philosophe et théologien français Gaston Fessard.

On ne peut cheminer vers une humanité réconciliée qu’en respectant les différences de chacun. 
Un ordre international auquel le monde serait docile pourrait mettre fin aux guerres fratricides.

Cet ordre serait basé sur la justice, mais aussi sur quatre principes déjà à l’œuvre dans l’Union européenne : bienveillance (rencontre entre les pays), assistance (solidarité), service mutuel (accueil des migrants), pardon des offenses (tels l’Allemagne et la France après la seconde guerre mondiale). 


Les difficultés et les lenteurs de la construction internationale, par exemple dans le cas de l’ONU, sont liées selon Louzeau à une double fragilité. Tout d’abord, la communauté de nations manque d’une communauté politique de même ordre. Elle ne dépend pour fonctionner que de la bonne volonté, de la vertu, des efforts et du sacrifice de ses membres. Elle manque d’un idéal unificateur, universel et concret, qui serait commun à tous. En d’autres termes, quel idéal suivre si tous les problèmes dans le monde sont résolus ?

Il faut donc aller à un autre niveau d’explication du monde, à ce qui transcende et garantit l’humanité sans détruire ses particularités. C’est l’idéal de fraternité universelle, présent dans la chrétienté, mais qui n’est pas partagé par tous sur terre. On voit que la construction de cet ordre international promet d’être longue et compliquée, mais l’espoir aussi bien que le vide de la déception laissent tous deux une place à prendre, l’idée qu’un nouveau monde est possible. 
En l’absence de règles d’unité politique 
Pour Jérôme Vignon, l’idée d’une unité fraternelle internationale telle qu’avancée par Louzeau est trop ambitieuse. Et celle de surpasser la barrière des langues représente un idéal dont on peut faire l’économie.

A l’échelle de l’Union européenne, il faut rappeler que la construction d’une telle union est un cheminement long, et que « l’Europe ne se fera pas en un coup ». Le seul moyen de tendre à la réconciliation est de trouver le chemin pour réduire les fractures crées par les incohérences de la mondialisation néo-libérale et révélées, entre autres, par le choc des civilisations tragiquement illustré le 11 septembre 2001. Faut-il considérer, comme Samuel Huntington, que l’humanité ne peut se passer de guerre ? Cela semble se vérifier dans les conflits religieux actuels, tels qu’il en existe dans le monde musulman entre chiites et sunnites, et dans la diabolisation de l’Occident. 


La mondialisation actuelle pèche par le décalage entre l’Occident et les pays comme la Chine. Cette interdépendance n’a rien à voir avec celle qui existe dans une nation ou un groupement de nations comme l’Union européenne. Il y a un réel déséquilibre entre la dérégulation du marché et l’absence de règles d’unité politique, portant sur les questions environnementales et sociales. Les institutions internationales comme le FMI (Fonds monétaire international), l’OMC (Organisation mondiale du commerce) ou la Banque Mondiale devraient être plus développées. L’exemple du protocole de Kyoto illustre bien l’importance du processus collectif qui doit primer sur l’intérêt de chaque nation.

L’Union européenne a réussi à imposer l’idée d’un engagement communautaire demandant plus aux pays les plus développés, face aux Etats-Unis qui prônaient le maintien absolu des souverainetés nationales et la généralisation des permis d’émission de CO2. En contrepartie, les outils de marché ont tout de même été intégrés, ainsi que la possibilité pour les pays du Nord d’investir dans le Sud sans grever leur propre bilan énergétique.

Ce protocole dépasse la question environnementale, car le réchauffement climatique a des conséquences humaines et économiques énormes, que l’on voit déjà dans l’afflux massif d’immigrés sur les côtes espagnoles. Pourtant les Etats Unis ne l’ont pas ratifié car l’Inde et la Chine refusaient de s’impliquer au même titre que les pays riches, et c’est la Russie qui a permis son entrée en vigueur en 2005. 
Les instances internationales, où chaque nation possède une voix et où l’unanimité est requise, sont en perte d’influence, et on voit la différence avec le fonctionnement de l’Union européenne qui place l’intérêt communautaire au cœur de son innovation institutionnelle : les Etats les plus forts ne demandent pas un nombre de votes proportionnel à leur poids, et les plus petits n’abusent pas de leur pouvoir.

Ce multilatéralisme permet de maintenir la singularité des nations tout en mettant en place des instances supra-nationales. A l’heure où les identités nationales sont exacerbées dans des pays comme la France, tout l’enjeu réside dans la non instrumentalisation, voire la non diabolisation de la Communauté Européenne.


La finance islamique 
Cette dernière conférence s’est achevée sur l’intervention  d’Hervé Juvin sur la finance islamique. La finance islamique se particularise par la nécessaire conformité des opérations financières avec la charia (la loi islamique), labellisées par une fatwa. Ce phénomène apparu dans les années 1970 tend à s’amplifier, et suscite bien des convoitises dans le monde de la finance. Ainsi, Londres a décidé de devenir la capitale mondiale de la finance islamique, en concurrence directe avec des villes comme Dubaï et le Caire.

A l’horizon 2008, ce sont plus de 1 000 milliards de dollars qui seront gérés selon la charia, soit plus qu’aucune société privée. 
Les attentats du 11 septembre 2001 et la réponse américaine sont en grande partie responsables de l’amplification de ce mouvement. En effet, les Etats-Unis ont mis en place unilatéralement la « War on terror », décernant à certains pays l’appellation d’Etats voyous avec lesquels toute coopération financière devait cesser, ce qui a eu pour effet de bloquer tous les fonds émanant de ces Etats et transitant par les banques américaines et donc de pénaliser d’autres partenaires de ces pays comme la France et l’Union Européenne.

De plus, les Etats-Unis ont reconnu en 2006 qu’ils pouvaient contrôler la totalité des transactions et des mouvements de fonds par l’intermédiaire de la société Swift. La finance islamique est donc convaincue de la nécessité de faire émerger une autre planète financière, non soumise à la toute-puissance américaine. 
Le monde a connu au XXe siècle des forces d’unification sans égales, portées par les médias qui ont imposé un monde unique de représentation dicté par l’occident.

On observe que l’heure est à présent à la prise de distance avec ce modèle, et à la recherche de valeurs, d’un mode de vie qui ne doivent rien à l’occident.