Petit-déjeuner avec Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la Concurrence
Publié le 12 juin 2014Le mercredi 11 juin 2014 , nous avons eu le plaisir d’accueillir Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la Concurrence.
– En dix ans, la politique de concurrence a gagné en pragmatisme et les relations entre Paris et Bruxelles ont changé
– La mise en place d’un Réseau Européen de la concurrence permet de partager des informations cryptées à 28 et de construire un droit européen.
– La position de Google sur le marché constitue « un risque très important » en matière de concurrence.
La mission de l’Autorité française, institution indépendante, que préside depuis dix ans Bruno Lasserre est triple : appliquer des sanctions dissuasives à l’égard des entreprises ayant recours à des pratiques anticoncurrentielles ; émettre des recommandations publiques visant à améliorer le fonctionnement de certains marchés ; contrôler des opérations de concentrations en mettant «en balance la réduction de la concurrence, risquant d’augmenter les prix et d’affaiblir le pouvoir de marché, avec les gains d’efficacité que peut engendrer une consolidation ». Si la recherche d’une taille critique s’accompagne d’une restitution des gains d’efficacité aux consommateurs, l’Autorité ne s’y oppose pas. Depuis mars 2009, l’institution a ainsi examiné 880 offres d’achats, mais n’est intervenue que dans 4 % des cas.
Bruno Lasserre souligne qu’en dix ans la politique de concurrence a gagné en pragmatisme et que les relations entre Paris et la Commission européenne ont évolué sous l’influence de deux réformes.
– A Bruxelles : A l’instigation du Commissaire européen de l’époque, Mario Monti, la modernisation du droit à la concurrence du 1er mai 2004, permet aux entreprises de ne plus avoir à notifier ex-ante à la Commission des accords avec des concurrents ou des fournisseurs. Ce mécanisme était jugée inefficace, les entreprises ne portant évidemment pas à la connaissance de Bruxelles les affaires de cartels secrets ou d’accords douteux. Mais elles restent soumises au risque d’une sanction ex-post dans le cas où l’opération serait non conforme au droit à la concurrence.
La création d’un Réseau européen de la Concurrence (REC), la même année, est peu connue. Pourtant, elle implique un partage d’informations cryptées entre les 28 Etats membres et la Commission qui permet de « reconstituer le puzzle » et de déjouer des cartels par exemple. La mise en place de ce réseau a ouvert la voie à une décentralisation de la création du droit européen et a stimulé l’action des capitales nationales. Sur ce terrain, Bruno Lasserre se félicite que l’Autorité qu’il préside fasse « quasiment jeu égal avec Bruxelles » : 233 cas ont été portés à la connaissance du REC par la Commission Européenne depuis 2004 et… 228 par l’Autorité de la concurrence française. Reste que le réseau ne touche pas aux fusions-acquisitions, regrette le président et que l’Union se fonde, en ce domaine, sur une définition de seuils et non sur des règles de fond.
–En France : la Loi de Modernisation de l’Economie (LME) d’août 2008, prolongée par une ordonnance en novembre, a considérablement étendu les compétences du Conseil de la Concurrence, devenu à cette occasion Autorité de la Concurrence. L’institution gère désormais toute la chaîne de traitements des pratiques anticoncurrentielles : détection, instruction et décision. Elle peut ainsi faire ses propres enquêtes sectorielles, émettre des avis de sa propre initiative et construire son agenda comme un véritable régulateur.
De façon plus large, Bruno Lasserre indique que la perception de la notion de concurrence a évolué. Elle est désormais jugée positive par 82 % des Français. Cependant, plusieurs facteurs perturbent cette vision. Si « le consommateur applaudi les prix bas assurés par la concurrence, les salariés s’inquiètent de bas salaires et les citoyens s’interrogent ». Autre difficulté, la France place l’égalité au premier rang de ses valeurs. Or, à court terme, la concurrence fait des gagnants et des perdants, ce que n’apprécient guère les citoyens. Et le fait que les « perdants » soient très audibles et influents aux niveaux médiatique et politique est difficile à gérer. A l’Autorité d’aider les politiques, plus soucieux de court terme, de « gérer le temps long » de la concurrence.
Interrogé sur l’effet d’internet et du numérique, Bruno Lasserre en souligne les promesses et les risques. Côté gains, ces technologies offrent aux consommateurs une immense inter-connectivité, un marché sans limite et des opportunités pour des petites entreprises innovantes. Néanmoins, le bon fonctionnement de la concurrence doit laisser la possibilité à de nouveaux concurrents de « surfer sur les prochaines vagues d’innovations » et ne doit pas se limiter à Google, Amazone, Facebook ou Apple.
À cet égard, la position de Google constitue « un risque très important ». Non seulement le consommateur croit en sa gratuité car il n’en voit pas le prix, mais le géant du web est capable d’anticiper, voire de verrouiller l’accès aux prochaines vagues d’innovation. Il faut faire en sorte que l’intégration verticale à laquelle se livre Google avec ses propres services permette à d’autres acteurs de créer et d’offrir des services à ses adhérents. Dans le dossier AdWords, la régie publicitaire en ligne de Google, suivie par l’Autorité de la Concurrence, s’est engagée à faire apparaître trois autres services concurrents sur son moteur de recherche. Reste à savoir comment ces concurrents seront choisis et présentés, sans que ce ne soit au bénéfice du leader. Une sélection par monétisation, notamment, serait problématique puisque créatrice d’une rente pour Google.
A propos du secteur des télécoms, et de la consolidation du marché qui se profile, Bruno Lasserre rappelle la nécessité de faire en sorte que « le passage à trois opérateurs » ne résulte pas d’une éviction. Selon lui, l’entrée de Free sur le marché ne constitue pas un problème. Le dynamisme concurrentiel permet au consommateur de rester « gagnant ». Et la concurrence « n’est pas une question de nombre mais de qualité ». Elle est souvent encouragée par la présence d’un « maverick », un acteur préférant « l’innovation à la rente ». Enfin, refusant de s’exprimer à ce stade des négociations sur les meilleures options de consolidation, Bruno Lasserre indique s’être prononcé, de façon personnelle, contre un rapprochement entre Free et SFR, qui préfigurerait, selon lui, un passage à deux opérateurs par l’éviction de Bouygues Telecom, incapable de « résister ».