Quelle justice entre les nations ? L’aide au développement comme devoir moral ou calcul égoïste ?
Publié le 11 mars 2008Retrouvez la compte-rendu de la conférence du 10 mars 2008, avec Pierre Jacquet, Economiste en chef de l’Agence française de développemment (AFD).
Dans sa conférence du 10 mars, Pierre Jacquet pose d’emblée la question de la justice entre les nations : la mondialisation permet-elle ou non de faire reculer la pauvreté et l’inégalité ?
On connaît les inégalités flagrantes à travers le monde, rappelées à travers une série de chiffres : une espérance de vie de 42 ans en Zambie contre 80 ans au Japon ; un revenu de 667 dollars par habitant au Malawi contre 60 000 au Luxembourg…
Aux 19e et 20e siècles, les inégalités entre ville et campagne dans un même pays dues à l’industrialisation se sont réduites pour laisser place à une inégalité entre pays. Puis ce mouvement s’est inversé après les années 1970, les inégalités se réduisant d’un pays à l’autre mais augmentant au sein d’un même pays, par exemple en Chine.
Se demander si la mondialisation est responsable ou non de ces inégalités récentes pose mal le débat. On ne peut en effet incriminer la mondialisation en soi, car elle a permis aux pays d’accéder aux clés de la croissance que sont les connaissances, les biens et les techniques. (cf. La mondialisation et ses ennemis de Daniel Cohen, Poche).
On considère généralement que la pauvreté correspond à un revenu de 1dollar par jour et par personne, et que l’extrême pauvreté se situe en-dessous de ce seuil. Mais comment calculer le niveau de vie des individus, qui sert de référence pour mesurer le développement d’un pays ?
Le calcul du revenu par habitant est une moyenne qui fait fi des inégalités entre individus, c’est pourtant l’approche la plus largement utilisée. Le revenu monétaire ne suffit pas à tout évaluer, il existe en effet d’autres biens ou richesses telles que l’éducation, le libre arbitre, la capacité d’adaptation, l’accès aux services publics (les « biens publics locaux »).
C’est ainsi qu’a été établi au début des années 1990 l’Indice de Développement Humain, ou IDH, compris entre 0 et 1. Cet indice comprend entre autres le calcul du revenu par habitant, l’espérance de vie, le niveau d’instruction, et met en évidence d’autres inégalités que celles révélées par le simple revenu monétaire. Ainsi, la Moldavie et l’Angola ont un Produit intérieur brut similaire, mais occupent respectivement la 111e et 162e place selon l’IDH.
On voit donc qu’il n’est pas possible d’améliorer la lutte contre la pauvreté sans une analyse plus fine des indicateurs dont on dispose.
I- Mondialisation et équité
L’aide au développement s’articule autour de deux axes qui rejoignent l’approche de John Rawls et des utilitaristes, et qui ne sont pas sans rappeler les principes de justice corrective et distributive d’Aristote (in Ethique à Nicomac) :
– D’une part, une politique temporaire de correction des résultats : la justice doit compenser financièrement les pays en développement pour combler leur retard du à des contraintes extérieures, telles que les défaillances du marché. Dans ce cas, le juste est subordonné au bien, à l’équitable. La justice est soumise à une logique de résultat : on calcule si l’aide est efficace.
– D’autre part, une politique plus permanente de redistribution des richesses entre les riches et les pauvres à l’échelle mondiale, pour corriger les inégalités de répartition, selon des procédures justes. Dans ce second cas, l’aide au développement n’est plus temporaire, elle correspond à la mise en place d’une politique sociale mondiale.
En 2000, les Nations Unies ont adopté le Programme du millénaire pour le développement, partant du principe que la croissance seule ne suffit pas à réduire la pauvreté dans le monde et qu’il faut y associer la contribution de la politique publique.
Partant de ces postulats, Pierre Jacquet propose des pistes de réflexion à aborder quand on parle d’aide au développement :
– La contingence sociale et historique de la pauvreté : selon Pierre Jacquet, un écueil important quand on raisonne sur la pauvreté consiste à oublier ce qu’il appelle ses caractéristiques locales. De même qu’il est illusoire de traiter seulement un aspect de la pauvreté
– Un deuxième écueil réside dans la tentation des pays riches de décider pour les pays pauvres : le programme de l’ONU est en effet établi seulement par les premiers, or il est rarement repris dans les pays pauvres, plus intéressés par la croissance que par la réduction de la pauvreté. Pour qu’il fonctionne, ce programme doit répondre à une demande : demande pour l’éducation par exemple, sans laquelle il est sans effet de financer des écoles, car cela n’augmentera pas le niveau social. De la même manière qu’il est illusoire d’instaurer la démocratie dans des pays n’ayant pas intégré l’intérêt même de la démocratie…
– L’importance de l’équité en ce sens de la possibilité d’accès égales pour tous : La lutte contre les inégalités comprend la lutte contre les inégalités d’accès, car les marchés défaillants sont incapables de déceler un potentiel dans les milieux défavorisés. Une personne pauvre ne peut emprunter auprès des banques, un entrepreneur démuni ne peut entreprendre… le système favorise les intérêts des gens les plus influents.
Quand on parle de lutte contre la pauvreté à l’échelle mondiale, il est nécessaire de se poser un certain nombre de questions, que Pierre Jacquet énumère :
Le pauvre est-il responsable de sa pauvreté ou celle-ci est-elle due à des conséquences exogènes ?
Le principe de justice à adopter va dépendre de la réponse.
Doit-on s’intéresser aux individus ou aux ratios ?
L’aide au développement traditionnellement menée par des gouvernements pour des gouvernements s’achemine à présent vers la lutte contre la pauvreté des individus, à travers un double mouvement : la participation des citoyens à travers « l’individualisation du choix éthique », et, parallèlement, l’universalisation des droits de l’homme pour chaque individu..
Quelles sont les limites du devoir d’ingérence ?
On est amené à intervenir quand les droits de l’homme sont menacés, même quand le gouvernement concerné n’a pas demandé d’intervention…
Parlant de pauvreté et d’aide au développement, il est impossible d’avoir une vision simpliste des choses. Pierre Jacquet cite Douglas North (prix Nobel 1993) selon qui le processus de démocratisation des pays se décompose en trois types d’ordre sociaux :
L’ordre préhistorique, à présent révolu ;
L’ordre social à accès limité à la rente: un petit nombre d’hommes la capturent, la gèrent par la violence et le clientélisme. La corruption n’est plus un parasite du système mais elle devient une des caractéristiques de l’ordre social, le transformant en régime stable : il est inutile en effet de corriger et de libéraliser l’économie tant qu’on garde le même système politique, car il offre paradoxalement un accès cohérent à la rente.
L’ordre social avec accès ouvert à la rente : elle est capturée par des monopoles économiques ou politiques à travers les élections, dans un système acceptable car contestable et contesté, et qui laisse place à la concurrence.
On s’accorde à dire que la transition vers un ordre social avec accès ouvert à la rente, qui constitue le dernier stade du processus de démocratisation, ne peut être gérée que par des élites en place, sous peine d’échec.
Partant de cette démonstration, doit-on considérer que l’accès au troisième stade constitue une fin en soi, la fin de l’Histoire telle que peut la prôner Hegel ? Il convient de nuancer en rappelant que nos ordres soit-disant ouverts sont toujours perfectibles : certaines rentes sont encore allouées de façon non transparente, les systèmes politique et économique doivent aller vers plus de cohérence pour bien fonctionner.
II. Les finalités de l’Aide au Développement
L’aide au développement se base sur des statistiques calculées par l’OCDE. Elle est définie par des dons et des prêts bonifiés accordés par les gouvernements des pays riches pour les pays en voie de développement, et elle peut prendre diverses formes telles que l’assistance technique.
L’aide publique au développement implique une double ambivalence fondamentale : elle sert à la fois les intérêts du donneur et ceux du bénéficiaire en répondant à un triple impératif :
L’impératif de solidarité
L’intérêt des pays riches (nécessaire puisque l’aide se fait avec l’argent des contribuables)
L’intérêt des pays pauvres
De ce constat, Pierre Jacquet développe quatre tendances :
1 – L’aide comme vecteur d’intérêts politiques et stratégiques
Ainsi, le rôle des Etats-Unis lors de la reconstruction de l’Europe après la seconde guerre mondiale. L’interdépendance économique permettant de contrer les frictions politiques, l’alliance atlantique avait un rôle de ciment dans le débat idéologique de la guerre froide. Cette approche s’étaye d’une théorie économique libérale : on atteint la croissance à travers les taux d’investissement, donc les pays pauvres ont besoin d’épargne financée par l’Aide au développement. Ce système serait gagnant-gagnant puisque l’ordre politique international est consolidé par la croissance des pays pauvres. Mais en réalité il ne fonctionne pas, freiné entre autres par l’essoufflement de l’aide suite au manque de résultats…
2 – Le modèle économique remis en question au profit d’un modèle dit « d’éco-dépendance »
Dans les années 1970, l’aide est vue comme un devoir moral que les riches ont envers les pauvres, surtout considérant leur part historique de responsabilité. Cette vision morale était renforcée par une plus grande revendication de la part des pays du Tiers Monde. Or on constate que la référence mondiale de 0,7% du PIB devant être consacrée à l’aide au développement est en réalité atteinte par bien peu de pays.
3 – L’aide à la réforme des politiques
L’aide au développement ne concerne plus uniquement l’incitation aux réformes politiques et économiques (allusion au Consensus de Washington) mais elle doit prendre en compte la question de la dette : les pays pauvres étant insolvables, le refinancement de la dette est en effet devenu un enjeu majeur du système bancaire international.
On peut se demander l’impact réel de l’envoi d’une aide aux pays « mal gouvernés ». Plutôt que de pénaliser les populations de ces pays, on parie sur la capacité de l’aide à améliorer la gouvernance…
4 – L’aide pour promouvoir les biens publics mondiaux
Le besoin d’actions collectives n’a jamais été aussi urgent ni difficile, entre la lutte contre les grandes pandémies et le réchauffement climatique corrélé à la perte de la biodiversité.
Dans les années 1980, la difficulté résidait déjà dans la coordination des politiques économiques, à présent la perception accrue des risques à venir nécessite un degré très supérieur de coopération internationale. On parle notamment de ce concept nouveau d’action collective, qui peine parfois à être efficace. A titre d’exemple, la réduction du carbone étant bénéfique pour tous, chacun attend que les autres agissent, et rien n’avance… La question des coûts d’une telle action et la prise en compte des différents enjeux politiques sont autant d’autres freins qui expliquent les balbutiements de Kyoto.
Dans ce contexte, l’aide au développement joue un rôle majeur : les agences d’aides constituent en effet des réservoirs de compétences techniques, nécessaires pour accompagner le développement des pays pauvres. La croissance économique doit maintenant respecter les biens publics mondiaux, et les deux impératifs peuvent coexister. Ainsi, la protection du lémurien à Madagascar a entraîné un accroissement de la production de riz, qui a permis par extension une hausse du niveau de vie des paysans.
Financer les ONG locales là où la biodiversité est la plus menacée réconcilie donc biodiversité et niveaux de vie locaux. Mais l’action collective internationale peut avoir des contraintes temporelles. Par exemple, il faut trouver un compromis entre la pêche intensive dont vivent actuellement les paysans et la nécessité de poser des limites pour conserver les ressources à long terme.
III. Comment penser l’aide aujourd’hui ?
Il faut tout d’abord admettre la complexité de l’aide au développement, qui concilie l’intérêt des pays riches et celui des pays pauvres, qui répond à des impératifs de solidarité et de réalisme économique bien compris, et qui nécessite une coordination à l’échelle internationale.
Le programme mis en place par l’OCDE comporte trois points:
– Croissance
– Réduction de la pauvreté
– Préservation des biens publics mondiaux (climat, santé, biodiversité)
L’aide passe par des partenariats adaptés à chaque pays et ne consiste pas seulement à verser des ressources économiques, mais aussi à catalyser l’action, la richesse des partenariats entre le public et le privé (entreprises, fondations, ONG…). Il s’agit de gérer des sources multiples de financement et de faire bénéficier les pays en développement des innovations sur les marchés financiers, objectif actuellement impossible à réaliser.
En conclusion, la question de l’aide au développement est au cœur de la mondialisation, elle est nécessaire comme ciment entre les pays riches et les pays pauvres.