L’éducation, condition première de la justice sociale
Publié le 12 février 2008Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 11 février 2008, avec Marcel Gauchet, philosophe, rédacteur en chef de la revue « Le débat », directeur d’études à l’EHESS.
Il est courant de déplorer ce qu’on appelle la panne de l’ascenseur social, et d’en rendre en partie responsable le système scolaire, en même temps que d’évoquer la faillite de ce système qui constitue pourtant la condition première de la justice sociale. Il est moins courant de chercher des explications à cette « panne ». C’est pourquoi, à l’occasion de sa conférence prononcée à la Sorbonne le 11 février 2008, Marcel Gauchet a placé sa réflexion non au niveau des solutions, mais plus en amont, sur le terrain des principes et fait de l’éducation la condition première de la justice sociale.
Il convient tout d’abord de mieux saisir cette idée de justice sociale : elle ne concerne pas seulement une question d’inégalités de revenus à un moment donné, mais aussi d’inégalités de destin dans le temps, inégalités qui se reproduisent, se perpétuent, et sont en cela plus choquantes que les effets produits à l’instant présent. C’est pourquoi toute intervention au nom de la justice sociale passe nécessairement par une action dans la durée, grâce notamment à l’éducation. L’institution scolaire est donc un rouage essentiel de l’Etat social.
Bien que les anciennes inégalités statutaires aient été abolies en 1789, il n’en va pas de même pour les inégalités de naissance qui restent déterminantes. La société se doit, selon Marcel Gauchet, de compenser ces inégalités héritées par des inégalités de traitement liées aux mérites individuels. Ainsi que le consacre l’Article VI de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, le mérite est vu ici comme le seul principe dont nous disposons, pour offrir une alternative au principe de naissance, donc pour l’attribution des positions sociales. C’est, en d’autres termes, un principe de gestion des inégalités dans un monde inégalitaire.
Mais alors ce principe de mérite engage un double principe qu’il est important de comprendre. En effet il suppose, d’une part, qu’il existe toujours des prééminences, des préséances au sein de « l’égalité légale », par exemple à travers les élections, et, d’autre part, que les individus ont des inégalités de vertus, de talents. Le mérite prend en compte et ajuste au mieux ces deux paramètres dans un cadre égalitaire.
Marcel Gauchet replace le débat dans une perspective historique et s’attache à retracer le déploiement du principe méritocratique en France, principe qui a accompagné le déploiement historique de la scolarisation. Pendant un siècle, qui va des lois Ferry de 1880 au Collège Unique de 1970, c’est l’idéal démocratique qui s’est imposé. Après la seconde guerre mondiale, on table sur l’égalité des chances, sur l’idée que chaque enfant doit avoir des chances de réussite égales, quelles que soient ses origines sociales, afin qu’il puisse exprimer ses vertus. Chaque personne peut accéder, par l’éducation, à l’ensemble des fonctions de la société, grâce à son seul talent, et l’école devient ainsi l’instrument de création d’une société plus juste. Cette substitution de la supériorité sociale sans fondement par la supériorité intellectuelle ne fait alors pas débat.
Dans les années 1970, la démocratisation du système éducatif a connu un essor considérable avec l’allongement de la période scolaire et la massification du collège, du secondaire, puis du supérieur. Mais cet élargissement du vivier de base est allé de pair avec le maintien d’une tension sélective dans les couches supérieures du système, conduisant en quelque sorte à un certain âge d’or de la démocratie méritocratique, dans lequel les enfants de milieux défavorisés pouvaient connaître une situation « supérieure » à celle de leurs parents.
Or de nombreuses forces concurrentes ont complexifié aujourd’hui les évidences d’hier. Marcel Gauchet en a développé quelques unes :
– Une forme de « réaction sociale » de la part de ceux qui ont vécu l’élargissement social comme une menace, considérant d’une part que la mobilité ascendante des uns correspond forcément à la mobilité descendante des autres ; d’autre part que le mouvement général de reclassement vers le haut, possible pendant les Trente Glorieuses (période de prospérité sans précédent qui dura de 1946 à 1975) n’a plus lieu actuellement pour diluer cette ascension. Cette réaction sociale constitue, selon Marcel Gauchet un tabou plus puissant et plus sensible que la question des impôts ou de la redistribution des richesses. Elle s’accompagne, d’autre part, d’une relance de l’individualisme, sans commune mesure avec les périodes précédentes.
– Le rejet du principe méritocratique en tant que principe général de distribution et d’attribution des places sociales. Autant ce principe est jugé acceptable comme correcteur d’anomalies flagrantes, autant il pose problème quand il devient un facteur positif de détermination, à fortiori quand il en est le seul facteur déterminant. En effet, un individu, au-delà de l’enfance, ne peut être seulement considéré à travers ses mérites scolaires.
– Les limites du principe de méritocratie : Marcel Gauchet insiste sur le côté insupportable d’une société où, somme toute, les plus intelligents, brillants, compétents, commandent aux moins intelligents ! Il s’agit pour lui d’une hiérarchisation des mérites qui porte atteinte à la dignité des personnes.
On touche par ailleurs à la notion du pluralisme social qui veut une répartition des mérites dans toutes les couches de la société, interdisant la concentration des mérites dans une seule couche. Marcel Gauchet illustre son propos en faisant référence au sociologue anglais Michael Young qui accusait le parti travailliste d’avoir décapité le monde ouvrier en le privant de ses leaders naturels, au nom de la méritocratie.
L’idée d’égalité et par extension « d’inégalité juste » est tout sauf simple. Juge-t-on les mérites sur ce que l’on fait ou ce que l’on est ?
Comment définir l’égalité ?
Elle devrait être vue comme une compétition loyale, qui valorise la comparaison entre les individus sans porter atteinte à leur dignité. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’elle est vécue à l’école, où les « perdants » sont dévalués dans leur être.
Il faudrait alors considérer l’égalité des êtres en eux même, dans leur singularité, hors de toute comparaison. C’est ce sens inédit de l’individualité qui a conduit à une remise en question plus profonde de la méritocratie de nos jours.
En s’appuyant sur les théories de Rawls, on peut considérer qu’une organisation sociale est juste si elle fonctionne à l’avantage des plus faibles, de manière à assurer leur inclusion. Il ne doit pas y avoir de laissés-pour-compte, car l’exclusion est la pire des atteintes, elle blesse au plus haut point la dignité des êtres et est devenue la hantise du monde contemporain. L’école, lieu par nature où prime l’exigence d’inclusion, doit combattre le risque de dévalorisation inhibant ce sentiment de médiocrité chez les perdants, si juste soit la compétition. Il faut réintégrer dans le jeu ceux qui perdent l’estime d’eux-mêmes.
On doit donc penser l’organisation de l’espace scolaire en fonction de ces enfants et des égalités d’inclusion dont ils doivent bénéficier. C’est l’hétérogénéité des classes, un environnement favorable où toutes les aptitudes sont mélangées et où les inégalités sont neutralisées puisqu’on exalte uniquement les efforts singuliers. La compétition avec soi est la seule légitime. Mais alors, on inverse complètement le principe de méritocratie.
En théorie, le système éducatif est organisé par pans entiers selon cette inversion. Dans les faits, les objectifs d’inclusion s’imposent tacitement, mais la logique d’élitisme se perpétue à travers les concours, et forme un cercle social de plus en plus étroit.
On assiste donc à un découplage entre une partie restreinte régie par le système élitiste et une partie plus vaste qui répond à une autre vision que celle de la méritocratie. On peut donc dire que le système éducatif fonctionne à deux vitesses, obéit à deux logiques différentes.
On touche ici aux raisons profondes de la panne de l’ascenseur social.
Marcel Gauchet souligne combien ce découplage est incompatible avec une conception démocratique de la justice. Il prend en exemple l’école Sciences Po de Paris, qui permet d’accéder aux principales fonctions dans le pays et qui a pris l’initiative d’ouvrir le recrutement aux élèves méritants de banlieues défavorisées. C’est une réhabilitation des principes méritocratiques, avec la vision d’une école qui permet un brassage au sommet de la société, et qui évite la formation d’une élite sociale se reproduisant en vase clos. Plus généralement, la démocratie exclut la fermeture aux fonctions dirigeantes et l’école se doit de correspondre à ce principe en corrigeant les inégalités sociales. Ce qui remet en question l’inversion du principe méritocratique cité plus haut…
Cependant, la méritocratie ne se résume pas seulement à l’accès aux fonctions d’élite. Elle regarde aussi l’expression des potentialités des individus en général. C’est l’esprit de justice : rendre à chacun ce qui lui est dû en lui permettant d’aller jusqu’au bout de ses possibilités.
La démocratie méritocratique croit aux individus et en l’expression de leurs capacités particulières. Aucun individu ne doit être empêché de manifester ses talents et ses ressources à cause de sa condition sociale. Donc le principe d’inclusion est irrecevable, puisqu’il équivaut à sacrifier les meilleurs aux plus faibles. Le développement des potentialités singulières de chaque individu est d’intérêt collectif, il n’a de sens que si c’est à l’avantage de tous et surtout des défavorisés. Selon un principe cher à Rawls, il vaut mieux être pauvre dans une société riche que pauvre dans une société pauvre.
Pour Marcel Gauchet, le génie de la démocratie individualiste moderne est d’avoir compris que plus les individus peuvent exprimer leurs capacités, plus la société est riche. C’est pourquoi on accepte les « inégalités justes » et la compétition loyale qui sont profitables à tous, y compris aux plus faibles. Ces inégalités sont admises comme justes tant qu’elles ne basculent pas dans la logique de l’individu contre les autres, mais de l’individu au service des autres. Le principal problème est en fait de traduire cette limite symbolique en données réelles.
Pour conclure, Marcel Gauchet a abordé le principe de la discrimination positive qu’il juge d’un intérêt limité par rapport au fond du problème. Pour lui, ce n’est en effet qu’un cas de figure particulier du principe d’égalité des chances, seules les modalités pratiques étant nouvelles. On veut rendre la compétition plus égale en compensant les handicaps, comme on l’a fait dans les ZEP en France. Il peut s’agir aussi de mesures personnelles en fonction de l’origine sociale ou ethnique des individus. Cette politique se situe implicitement au point de vue du bénéfice global, au détriment de la prise en compte des particularités des individus : ce peut être choquant y compris pour les personnes qu’on avantage, puisque c’est « pour le bien social et non pour elles mêmes ». La logique méritocratique n’est pas prise en compte alors qu’il est difficile d’y échapper car elle est liée à l’individu.
On le voit, il existe quantité de facteurs à prendre en compte quand on parle d’éducation et de justice sociale, et certaines approches sont à la fois pertinentes et franchement contradictoires. Aujourd’hui, on constate un abandon de fait de l’idéal méritocratique dans l’éducation, mais c’est un changement social implicite. Le recul des performances du système scolaire, observable à plus grande échelle en France et à l’étranger, peut être attribué à un changement complexe de directions et de valeurs. Le système scolaire reste aujourd’hui pyramidal, avec des couches relativement étanches. La méritocratie scolaire est bien un instrument de la justice sociale, et doit être remise au cœur du fonctionnement de l’école. Mais parce que son rôle excessif en fait un objet de discrédit, elle doit être combinée avec d’autres principes.
Pour Marcel Gauchet, il convient à présent de transposer ces idées sur le terrain des actions, par exemple au moyen d’un débat public.