La finance est-elle en train de tuer le capitalisme ?
Publié le 13 janvier 2009Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 12 janvier 2009, avec Nicolas Véron (Centre de réflexion Bruegel) et Philippe Trainar (Economiste en chef à la SCOR).
Pour Nicolas Véron, membre du centre de recherche économique européen Bruegel, à la question de savoir si la finance est en train de tuer le capitalisme la tentation est de répondre immédiatement par la négative. La raison en est simple, c’est que l’un ne se développe pas sans l’autre. En d’autres termes, le capitalisme – capital cumulable et échangeable – a besoin pour fonctionner de la finance – ensemble des activités qui permettent cet échange de capital. L’expression « capitalisme financier » serait donc un pléonasme.
Les travaux de Fernand Braudel dans les années 1970 ont démontré que les échanges monétaires au Moyen-âge constituaient déjà une forme de capitalisme, et que l’ère industrielle ne représente qu’une étape dans une histoire plus générale.
On peut donc en conclure que si un stade post-industriel est envisageable, ce n’est pas le cas du stade post-financier.
On entend de nombreuses explications simplistes sur la crise financière actuelle, par exemple qu’elle aurait été uniquement provoquée par des normes et des règles de comptabilité… Les économistes en général sont partagés entre une approche qu’on pourrait qualifier « de gauche » et une plutôt « de droite » pour expliquer la crise. Ainsi les premiers considèrent qu’il s’agit d’abord d’une crise du système de régulation financière, et pointent du doigt les paradis fiscaux et les intermédiaires financiers, comme les entreprises relevant du « shadow banking system » à l’origine des subprimes. Pour les seconds, la crise est due aux grands déséquilibres financiers mondiaux : endettement de l’Etat et des acteurs privés américains, limitation de la consommation dans les pays asiatiques qui ont accumulé un surplus d’épargne et augmenté par conséquent la dette en occident, etc.
Pour Nicolas Véron, les deux approches ne sont pas incompatibles, car cette crise résulte d’un échec collectif. On peut en effet considérer, d’une part, que le système régulateur, jusque là bien adapté au fonctionnement du marché, n’a pas su faire face aux déséquilibres actuels, et, d’autre part, que certaines entreprises ont pris des risques inconsidérés. Par ailleurs on assiste à une crise des systèmes d’information, notamment des agences de notation qui utilisent des outils obsolètes pour évaluer un monde financier de plus en plus complexe.
La finance est-elle indispensable ? En d’autres termes, pourrait-on envisager d’avoir une croissance économique sans finance ? On sait que certaines sociétés sont basées soit sur le troc, soit sur un système monétaire ne reposant pas sur les notions d’échange et d’accumulation de capital. Mais c’est un modèle qui ne pourrait être adopté à grande échelle, dans la mesure où ces sociétés fonctionnent généralement en autonomie et n’ont pas une croissance économique très forte.
Le rôle de la finance est de faire se rencontrer ceux qui ont « trop d’argent » : les investisseurs, et ceux qui n’en ont pas assez : les ménages, les entreprises, qui ont besoin d’un apport initial de capitaux extérieurs pour développer leur activité et avoir une croissance rapide. Google en est un bon exemple : en septembre 1998 ses deux fondateurs, étudiants, récoltent 1 million de dollars en faisant du porte à porte. Aujourd’hui, leur entreprise vaut 210 milliards de dollars à la Bourse de Wall Street. Pourtant Google est une entreprise de service, il n’était pas possible pour les banques de se rembourser sur les machines en cas de faillite, comme c’est le cas avec une entreprise industrielle. C’est ce changement de paramètres qui a conduit à sophistiquer de plus en plus le système financier, afin d’évaluer au mieux les risques de la société future.
On peut considérer aujourd’hui que la récession est imputable à la finance, plus précisément à un développement trop important du secteur financier. Les rémunérations y sont devenues considérablement plus élevées que dans n’importe quel autre domaine économique, les règlementations y ont été contournées grâce, par exemple, aux paradis fiscaux. Des pans entiers de ce système tournent en circuit fermé et ne servent plus à soutenir la croissance.
Cette notion de finance « parasite » ou « nuisible » peut-elle être éradiquée, comme le laissent entendre les discours de nos dirigeants sur la moralisation du système financier, ou bien est-elle intrinsèque à la finance proprement dite ?
Y a t-il de l’éthique en finance ? Max Weber considérait dans Ethique du capitalisme qu’elle est indispensable car elle établit une relation de confiance. Pourtant, on constate aujourd’hui à quel point on s’en est éloigné. Dans la réalité, les marchés financiers sont des lieux de pouvoir où se jouent des relations de domination qu’il est difficile de conjuguer avec des exigences morales. Il semble clair, partant de ces constats, que finance et stabilité sociale sont incompatibles. En d’autres termes, la finance permet aux sociétés de se développer en même temps qu’elle les déstabilise. Dans son roman L’argent, Emile Zola évoquait déjà en 1891 cette ambiguïté morale…
On a cru en octobre dernier que l’équilibre même sur lequel reposent nos sociétés était menacé, annonçant des scènes catastrophiques comme un retrait massif des économies en banque… On constate quelques mois plus tard que l’autodestruction annoncée du capitalisme n’a pas eu lieu. Selon Véron, on peut même considérer que c’est un système qui perdure depuis l’Empire Romain.
La crise actuelle a certes été prédite, mais jamais correctement décrite. A présent que nous sommes en récession, on ne peut pas plus se prononcer sur sa durée ni sur son évolution : Elle pourrait soit conduire à une crise sociale et politique, soit être résorbée par les institutions sociales et politiques. Cependant il est possible d’envisager différents scénarii.
La crise a instauré le retour de l’Etat prêt à offrir des garanties financières, ainsi qu’on l’a vu dans le secteur automobile puis dans les plans de relance nationaux. Cependant, ce retour s’accompagne d’une défaite des politiques publiques, qui n’ont pas su prévenir la crise. De manière plus générale, aucune politique connue depuis que le capitalisme existe n’a jamais su éviter l’instabilité financière, et de la même manière il n’existe aujourd’hui aucune philosophie de régulation qui remplacerait l’actuelle, défaillante.
Quel type d’Etat saura faire face à la crise ? Dans notre système mondialisé, la juxtaposition d’acteurs nationaux n’est pas crédible. Les entreprises françaises ont en effet depuis longtemps dépassé l’échelon national, or à ce stade seule une coopération entre Etats pourrait intervenir efficacement.
Le défi de la régulation du système financier ne pourrait être relevé sans la mise en place de nouvelles institutions supra-nationales crédibles. Dans le cas contraire, on risque un retour en arrière avec la fragmentation de l’action internationale, et les tentatives pour limiter les excès de la finance pourraient même conduire à un appauvrissement de l’humanité !
Selon Véron, on ne peut prédire actuellement si le nouveau système sera plus ou moins basé sur le marché, ni si les banques seront plus universelles ou à l’inverse très spécialisées. En revanche il y a fort à parier que ce système sera au moins aussi complexe et sophistiqué que le précédent.
Il n’est pas plus évident de se prononcer sur le futur modèle de capitalisme : ressemblera-t-il au modèle Rhénan, anglo-saxon ? On peut imaginer un système plus entrepreneurial, avec une croissance basée sur la connaissance et des actifs plus immatériels qu’industriels.
La crise a montré qu’une séparation étanche entre les systèmes financier, économique et social est un leurre. Quand le système financier va mal, c’est la société qui est frappée au cœur. On constate que la crise a simplement renforcé des tendances qui existaient auparavant. Plutôt que de tuer le capitalisme, on peut donc conclure qu’elle aura pour conséquence d’accélérer l’évolution du système financier actuel.
Intervention d’Olivier Garnier
Olivier Garnier, directeur général adjoint de Société générale Asset Management (SGAM), se propose d’apporter un autre angle de vue à travers un certain nombre de remarques, bien qu’il rejoigne Nicolas Véron sur le fond.
Il souligne tout d’abord que l’opposition qui est faite entre capitalisme d’entrepreneur et capitalisme de finance n’a effectivement aucun sens. Les entrepreneurs sans finance deviennent des rentiers puisqu’il n’y a plus d’échange de capital. On ne peut pas parler de « sphère non financière » dans le capitalisme. Il ne s’agit pas non plus de parler d’une « crise de la finance et des financiers » En effet, les récessions ont toutes eu des composantes financières mais la réciproque n’est pas vraie : certaines crises financières n’ont eu aucune répercussion dans le monde économique.
Pour Olivier Garnier, la finance correspond par définition à une prise de risques, dans la mesure où un investisseur doit faire confiance à un entrepreneur avant d’être certain que l’entreprise va marcher. On ne peut donc pas nier que la finance est responsable de la crise actuelle, mais il convient de se rappeler qu’elle a auparavant assuré la stabilité du système en jouant un rôle d’amortisseur. Ainsi, une mesure comme l’endettement a permis aux ménages de continuer à consommer… Elle a par ailleurs contribué à la forte croissance de l’économie américaine et au boom de la Chine. En d’autres termes, l’économie peut grâce à la finance passer les chocs usuels, mais, en contrepartie, elle est plus exposée à des catastrophes certes moins probables, mais plus graves.
Se demandant à son tour quelles seront les conséquences probables ou annoncées de cette crise, Olivier Garnier constate les points suivants :
– L’interventionnisme de l’Etat n’est plus remis en question. Mais il s’agit d’être vigilant face aux actions immédiates qui ne s’accompagneraient pas d’un arbitrage sur la croissance à long terme, notamment la tentation de protectionnisme… Il est en effet plus grave de perdre un point de croissance chaque année pendant 20 ans plutôt que 2 à 3 points pendant deux ans…
– On est actuellement loin d’une moralisation de la finance. Les actionnaires se sont repentis de leur négligence parce qu’ils étaient obligés de changer leur mode de réflexion et non pour des raisons éthiques… Il est très difficile de trouver un « bon » système financier.
Quels pourraient être les modèles gagnants après l’impact de la crise ? Personne ne peut le prévoir mais on peut envisager au moins à court terme un retour à plus de simplicité, une nouvelle demande pour des produits financiers plus lisibles. Cependant cette solution sera difficile à mettre en œuvre tant qu’on exigera par ailleurs un taux de rendement élevé, qui nécessite des produits de plus en plus complexes.
Cela traduit cependant un manque général d’éducation financière qui pousse les gens à accepter n’importe quel produit. Le paradoxe étant qu’il serait sans doute plus confortable pour les acteurs de la sphère financière d’avoir affaire à des clients mieux au fait des mécanismes financiers…
Les crises sont inhérentes au système financier. On en recense pas moins de trente et une entre 1720 et 1987 et il y a fort à parier que d’autres vont suivre. Chaque crise est différente des précédentes, mais toutes semblent suivre le même mécanisme : un choc technologique suivi d’une période d’euphorie, puis l’emballement du système et des escroqueries inévitables qui conduisent à la crise. De même la réponse politique est identique d’une crise à l’autre et se traduit par des promesses de régulation…
L’enjeu consiste à faire en sorte que la crise ait le moins d’impact possible sur l’économie et la société.