Il faut sauver « les chiens de garde de la démocratie»
Publié le 3 septembre 2015Retrouvez l’avant-propos de la nouvelle édition du Guide des journalistes économiques *, rédigé par Serge Marti, président de l’AJEF
« Et une seule chose ne cèderai-je à personne : la recherche de la vérité ». Au moment où la liberté d’expression, pierre angulaire de toute société démocratique, apparaît à certains négociable, il n’est pas inutile de faire revivre ce rappel à l’ordre journalistique – et politique – lancé par Théophraste Renaudot. C’était il y a bien longtemps, en 1632, mais, déjà, le père fondateur de « La Gazette », le premier journal français qu’il avait créé un an plus tôt, éprouvait le besoin d’affirmer une pratique de l’information indépendante dont il invitait ses contemporains à s’emparer, pour ne plus la lâcher. « Jouissez donc à votre aise de cette liberté française » conseillait-il.
Depuis, des progrès réels ont été accomplis, gravés dans des textes législatifs qui, en principe, protègent le travail des journalistes et l’information du public face à tous les pouvoirs. Mais la tentation demeure, chez ces mêmes pouvoirs, de reconquérir plus ou moins discrètement les espaces de liberté collective chèrement acquis par « les chiens de garde de la démocratie » puisque c’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme désigne la communauté des professionnels de l’information, une appellation qui n’a rien d’infamant, au contraire. Car c’est bien de « chiens de garde », voire de « lanceurs d’alerte » qu’il s’agit à présent, face à l’emprise croissante du monde économique pour faire prévaloir ses seuls intérêts et au regard desquels les héritiers de Théophraste Renaudot sont bien démunis. Tout comme le pouvoir politique, lui aussi désarmé quand il ne s’est pas laissé volontairement instrumentaliser.
L’épisode dit du « secret des affaires » est une illustration grandeur nature d’une opération qui, sous couvert d’une noble ambition – protéger le potentiel économique, scientifique et technologique de la nation – aboutit en fait à tenter de priver de parole ceux qui seraient tentés de dénoncer les inévitables dérives de cette démarche patriotique. Inspirée du « secret défense », une proposition de loi « visant à sanctionner la violation du secret des affaires » avait été rédigée et défendue, début 2012, par son rapporteur, Bernard Carayon, à l’époque député UMP du Tarn et lui-même président d’une fondation regroupant les grands noms de l’industrie.
Ce texte prévoyait la condamnation – à forte amende et peine d’emprisonnement – pour « divulgation non autorisée » de toute « information à caractère économique protégé » de nature « commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique ». En somme le matériau de base de tout journaliste exerçant simplement son métier de recherche d’information. Auditionnés par ledit rapporteur, les représentants de l’AJEF avaient alors manifesté leur ferme opposition à ce texte liberticide et leur intention de mobiliser la profession pour obtenir que le parcours de cette proposition de loi sur le « secret entreprise », adoptée par l’Assemblée en première lecture puis bloquée au Sénat, en reste là. L’élection présidentielle, le changement de majorité et les priorités du moment ont fait que cette question est restée quelque temps hors actualité. Mais ses partisans n’avaient pas désarmé et sous couvert de l’impérieuse nécessité de lutter contre l’espionnage industriel, les mêmes avaient réussi à faire inclure dans « la loi Macron », débattue au Parlement à partir de janvier 2015, des dispositions très voisines du texte de 2012.
Cette fois, la réaction de la profession a été plus musclée. Elle a notamment revêtu la forme d’une pétition rassemblant plus de 13 000 signatures de journalistes et d’organisations liées à l’information, demandant le retrait pur et simple de cet amendement. C’est d’ailleurs l’exigence qui a été formulée en direct par le président de l’AJEF, auprès d’Emmanuel Macron, à l’occasion des vœux à la presse du ministre de l’économie, le 29 janvie 2015r. Conscient de l’enjeu politique, en plein débat sur les autres aspects de « sa » loi, le ministre a obtenu de Matignon et de l’Elysée que cet amendement, finalement jugé « ni opportun ni judicieux », soit effectivement retiré.
La profession, organisée autour de tous ceux qui ont pour mission d’informer librement, avait tout lieu de se réjouir de l’abandon de cette « nouvelle arme de dissuasion massive contre le journalisme » et de rappeler que « informer n’est pas un délit ! ». C’était oublier que les lobbies et les entraves à la liberté de la presse n’ont pas de frontière. Car c’est à présent de Bruxelles que vient le danger, sous forme d’une directive, toujours sur « le secret des affaires ». Il s’agit d’un texte proposé en novembre 2013 par la Commission européenne et qui consiste à « établir des règles protégeant les secrets d’affaires contre l’obtention, la divulgation et l’utilisation illicite » d’informations « sans le consentement du détenteur et d’une manière contraire aux usages commerciaux honnêtes ». De quoi museler le journalisme d’investigation et , de façon plus générale », la recherche d’information « non autorisée », ce qui, encore une fois, est la démarche première de notre métier. Certes, ce texte, assorti de la menace de sanctions civiles et pénales à destination des contrevenants, comporte une mention relative à l’usage « de la liberté d’informer » Mais que vaut-elle au regard des énormes contraintes qui prévalent quant à l’accès aux sources. De l’extérieur comme de l’intérieur des entreprises, ce qui pose aussi la question du sort réservé aux « lanceurs d’alerte » sans lesquels les énormes scandales du Mediator, des prothèses mammaires défaillantes, de LuxLeaks et tant d’autres, n’auraient jamais été dévoilés.
Cet épisode est d’autant plus préoccupant qu’il intervient au moment ou d’autres initiatives parlementaires – européennes et nationales – risquent elle aussi d’entraver la liberté d’information, faute de réels garde-fous. Il en est ainsi du projet européen de protection des données à caractère personnel et, plus près de nous, du projet de loi sur le renseignement qui ne comporte aucune mesure dérogatoire pour les journalistes qui peuvent donc être surveillés – espionnés – tout comme leurs sources d’information. L’affaire dite « des fadettes », à savoir les relevés téléphoniques de journalistes transmis à la police et à l’autorité judiciaire pour identifier leurs sources d’information, est un très mauvais présage du danger qui guette la profession. Au moment où, justement, le renforcement de la protection du secret des sources, régulièrement annoncé par l’exécutif, de droite comme de gauche, est toujours au point mort.
L’ex-président Sarkozy a quitté l’Elysée avant d’avoir honoré sa promesse et son successeur risque de faire de même. Le projet de loi déposé en juin 2013, sous le gouvernement Ayrault , destiné à renforcer la protection du secret des sources des journalistes, a été examiné peu de temps après par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Depuis, plus rien, sinon l’engagement du président Hollande, en janvier 2015, lors de ses vœux à la presse, que ce texte soit voté d’ici à la fin de l’année. Croisons les doigts, il y urgence…
Serge Marti, président de l’AJEF, Association des Journalistes Economiques et Financiers
*Le Guide des journalistes économiques, 170 €. Pour le commander : sur internet, www.leguidedupouvoir.fr, par courrier, Editions du Pouvoir, 6 rue de Bellechasse 75007 Paris, ou au téléphone, 01 42 46 58 10.