Deux approches différentes de la société juste (suite)

Publié le 15 janvier 2008

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 14 janvier 2008 « L’insoutenable prétention de l’économie : critique de l’utilitarisme, réhabilitation du don. » avec Alain Caillé, professeur d’économie et de sociologie à l’université de Paris 10 (Nanterre), fondateur de La Revue du Mauss (mouvement anti-utilitariste)

Au fond, est-ce une bonne idée de construire une société juste ? Voilà comment Alain Caillé aborde cette conférence du 14 janvier, par une hypothèse qui dérange : et si cet idéal de société juste n’était qu’un leurre, qui se réfute lui-même ? En d’autres termes, une société juste est-elle désirable, est-elle « la bonne » société ?

Et pour aller plus loin : une société juste suffit-elle pour être bonne ? Une société bonne est-elle nécessairement juste ? Comme nous le rappelle le sociologue, par ailleurs fondateur de la revue du Mauss (mouvement anti-utilitariste), on trouve au moins quatre définitions de ce qu’est une société juste, qui peuvent être différentes, voire contradictoires. Ainsi, est considérée comme juste.
– Une société qui traite tous ses membres à égalité

– Une société qui rétribue chacun selon ses mérites

– Une société qui a le souci de la collectivité

– Une société qui reconnaît l’individualité et l’autonomie de chacun

On dit que pour être juste une société doit avoir un système judiciaire efficace ; comment alors justifier l’affaire d’Outreau, dans laquelle la justice s’est montrée aussi inefficace qu’injuste. Un doute modéré sur cet idéal de société juste reviendrait à se dire qu’une société bonne est plutôt idéale, en gardant l’idée de justice. Un doute radical reviendrait à considérer qu’il faut se départir purement et simplement de cet idéal. Ce constat semble se rapprocher des thèses de Hayek, mais A. Caillé montre en quoi son raisonnement est en réalité diamétralement opposé à celui du philosophe libéral. Pour Hayek, la société devrait fonctionner selon le marché, et avec un système de droit le plus abstrait possible, sans cas particuliers. C’est donc la prise en compte des particularités qui le gène dans l’idéal de justice.

Pour Caillé, cette société idéale fonctionnerait mécaniquement et détruirait nos valeurs en devenant « juste à notre place », c’est donc précisément la négation des particularités qui le gène ici.

Pour expliciter son propos, Caillé fait référence à Rawls dans sa Théorie de la justice, qui se demande comment construire une société juste si les individus sont séparés, indifférents les uns aux autres. L’idée est d’édicter des règles pour se prémunir contre le sort le plus désagréable possible. On définit alors la justice du point de vue des plus défavorisés, parce qu’on risque de se retrouver un jour à leur place : c’est l’approche du christianisme, du marxisme et de la gauche en général.

Mais Caillé souligne que cela revient à fonder une norme de justice sur des procédures, en dehors de toute considération du Bien. On se rapproche alors de la représentation de la société selon Hayek, qui devrait fonctionner sur des règles rationnelles, mécaniques.
Le philosophe israélien Avishai Margalir demandait en 1999 dans son essai La société décente si la société juste de Rawls était justement décente ? Une société civilisée implique que personne ne cherche à humilier personne, une société décente implique, elle, que les institutions n’humilient personne.

Or, certaines mesures d’une société juste sont humiliantes pour ceux qui en bénéficient. Ainsi la redistribution d’une partie des richesses aux plus démunis qui peut engendrer mépris et exclusion, ou le fonctionnement du Samu social qui peut être vécu comme trop technique et par là humiliant. De même, le système éducatif français, dont la sélection au mérite se double d’une humiliation pour ceux qui ne réussissent pas. On se demande alors que serait une société décente ? Dans 1984, Georges Orwell soutenait que le sentiment de décence commune – ce qu’il appelle « common decency », ou « it is not done » – est surtout présent dans les couches populaires, tandis que les gens aisés se sentent plus affranchis des contraintes morales.

Suivant ce thème, Alain Caillé abordera plus loin l’esprit du don selon Marcel Mauss, après avoir présenté une critique de l’utilitarisme.


I – Critique de l’utilitarisme 
L’utilitarisme est une doctrine de Jérémy Bentham.

Ce philosophe par du principe que nous sommes des sujets calculateurs, qui maximisent leur satisfaction pour un minimum de peine. Il établit à partir de là une norme de justice : Est considéré comme juste et désirable ce qui contribue à une production objective du plus grand bonheur, pour le plus grand nombre de sujets. Mais c’est donc une société où les individus sont mutuellement indifférents et calculateurs… selon Caillé, toutes les théories actuelles ont dérivé de ce postulat, même celles de Rawls !


Revenant sur l’histoire des sciences sociales, Alain Caillé souligne qu’on a durant deux siècles divisé le travail intellectuel entre les sciences économiques et les autres sciences, car on a considéré que le modèle explicatif de l’homo economicus se suffisait à lui-même pour éclairer l’économie : l’homme est un calculateur marchand et avisé qui sait gérer ses besoins et intérêts.

Et bien que les économistes reconnaissent que ce modèle ne pourrait fonctionner une fois sorti du contexte économique, on assiste depuis les années 1970 à sa généralisation à toutes les autres sciences, voire à l’art, la religion et même à l’amour ! C’est en réaction à ce mouvement qu’a été créé le collectif Mauss, mouvement anti-utilitariste composé entre autres de sociologues, d’économistes, d’anthropologues ou d’historiens.


II – Universalité du don


Héritier de Durkheim, Marcel Mauss est l’auteur de l’Essai sur le don, paru en 1924. Il explique qu’il a découvert une vérité universelle dans les sociétés dites « archaïques »ou « premières », là où la vie sociale se structure autour d’une triple obligation : DONNER, RECEVOIR, RENDRE.

Dans ce sens, le don n’est pas à entendre comme synonyme de charité ou d’amour. Il faut plutôt y voir une dimension agonistique, dans l’idée d’une « guerre de charité ». En effet, les sujets sociaux ont pour obligation de rivaliser de générosité pour aplatir leur rival, le mettre à l’ombre de leur propre nom.

Cela a pour conséquence de mettre un terme à la guerre en concluant une triple alliance :

– les guerriers déposent leurs lances et échangent des dons plutôt que des coups.
– le don et contre-don des femmes qui créent des alliances entre les générations.
– les dons comme entités invisibles, qui sont les racines du religieux


Que nous reste t-il du don aujourd’hui ?


Caillé explique que nous vivons inconsciemment dans deux types de rapport social, entre lesquels nous naviguons sans cesse :

– La « socialité seconde » qui se joue en entreprise, sur le marché économique ou dans les sciences, et qui consiste en un rapport social impersonnel, où l’efficacité et la performance priment sur la personnalité des gens.


– La « socialité primaire » qui apparaît avec la parenté (voisinage, famille…) et où la personnalité est plus importante que l’efficacité.
Selon Mauss, l’univers de la société primaire recèle encore la triple obligation du don/contre-don. Mais on le retrouve aussi dans la société secondaire, par exemple dans le cas d’une entreprise où les salariés sont prêts à donner de leur personne dans leur travail.

Les grandes religions ont dévié le don archaïque en instituant deux règles :


– L’universalité du don : on doit donner aux inconnus, au-delà du cercle de l’entourage
– 
La radicalité du don : on doit donner pour de bon et pas seulement à des fins ostentatoires.

En d’autres termes, il faut arrêter de montrer le don pour mieux le ressentir et l’intérioriser. Ce sont ces changements de conception du don qui ont conduit à l’avènement de la démocratie : il s’agit alors de bâtir en commun une société démocratique.

Cependant Alain Caillé se demande… est-ce que la démocratie est nécessairement une société juste ? Pour Rawls, le premier objectif est de bâtir des normes de justice indépendamment des normes sociales, religieuses,… d’une société. On cherche alors des doctrines « compréhensives » ou « globales » sur le bien et le mal, une norme de justice « éthiquement juste ». Caillé cite ici l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal.

Quel est le problème dans le libéralisme ? Pour Caillé, il s’agit de l’aboutissement d’un projet datant du 17e siècle, de construction d’une société « hors morale », un peu comme on fait de la culture « hors sol » : à cette époque, on sort des guerres de religion pendant lesquelles tout le monde s’est entretué au nom du bien et de la vérité. On ressent donc à ce moment le besoin de construire une société qui ne se fonderait pas sur la question du bien et du vrai. Mais la seule solution envisageable réside dans la conception d’une société qui marche toute seule, qui ne réunit que des sujets calculateurs, et qui se compose de procédures d’intérêt qui fonctionnent par elles-mêmes.

Selon A Caillé, on voit aujourd’hui son avènement dans la mesure où toutes les catégories de pouvoir et de décision volent en éclat devant le mot de « gouvernance » : ainsi, tout se déciderait et tout s’ajusterait tout seul.

Dans ce système, les agents de l’Etat et les sujets sociaux seraient jugés non sur leur éthique, mais selon s’ils appliquent correctement ou non les procédures. Ce qui n’est pas éloigné de la question de l’évaluation des ministres évoquée récemment, ou du système général d’évaluation de l’éducation nationale…
Sommes-nous alors condamnés à n’avoir le choix qu’entre guerres de religion et société procédurale ?


Reprenons l’idée issue des sociétés archaïques d’une hiérarchie fondée sur le rapport au bien. Une société juste donnerait alors l’avantage à ceux qui sont le plus proches du Bien. Mais cela ne pourrait fonctionner que dans une société homogène, où chacun a le même système de valeurs, ce qui n’est pas le cas des sociétés actuelles.
Selon Alain Caillé, il existe un troisième choix : un système politique qui aménage les divergences, mais ne les supprime pas.

III – Conclusion sur l’idéal de société juste

Alain Caillé rappelle qu’il ne s’agit pas de renoncer à l’idéal de justice mais de se méfier du postulat de départ « la société doit être juste ».

Si on reprend les thèses d’Aristote, on peut dire que si la société règne sur l’amitié, alors la justice n’est pas nécessaire, mais si la société règne sur la justice, on a tout de même besoin d’amitié…Le choix d’une société bâtie en dehors de toute considération morale reviendrait à créer une société juste sans sujet juste, ou une démocratie sans démocrates…
Pour qu’une société soit décente, elle doit selon Caillé s’ordonner à partir de deux principes :

1. L’instauration d’un revenu minimum, car aucun sujet humain ne peut vivre décemment en-dessous, sous peine de sombrer dans la misère.

2. L’instauration d’un revenu maximum, alors que la domination sans partage des marchés financiers et spéculatifs a entraîné l’explosion des inégalités même dans les pays riches. Aux Etats-Unis, cet écart s’est même multiplié par 25 en trente ans, rendant l’extrême richesse plutôt indécente.


Le collectif de Mauss

Le constat de départ consiste à dire que le monde est aujourd’hui gouverné par l’argent, même dans des domaines supposés « imprenables » comme la culture, la science ou la politique. Tout doit suivre la logique financière et être rentable, sous prétexte qu’il n’existe aucune alternative possible. Cette croyance du tout économique comme seul choix envisageable est renforcée par la façon d’aborder actuellement la science économique, par le seul point de vue du consensus de Washington – qui prône la dérégulation des échanges.

On assiste au niveau mondial à une uniformisation des points de vue à ce sujet, qui semble légitimer cette approche et par extension tout choix économique qui en découle à travers le monde. Or, il est possible d’interpréter la science économique de différentes manières, et de justifier aussi bien les théories keynésiennes que libérales ! Les acteurs économiques sont pris dans ce que Caillé appelle une légitimation tautologique, irréfutable précisément parce qu’elle tourne en rond. En réalité, bien des théories de l’économie libérale ont été réfutées dans les faits, ce qui fait dire à Caillé « en somme, tout le monde y croit mais personne n’y croit ! ».


L’approche économique actuelle est surtout forte de la faiblesse de ses opposants, car ceux-ci sont éparpillés dans une multitude d’écoles économiques hétérodoxes, qui peuvent être très proches dans les idées. Pour les rassembler, il a fallu dégager le plus petit dénominateur commun. A la différence du modèle standard, tous sont d’accord pour dire que l’économie ne se suffit pas à elle-même, et tous prônent un retour vers une économie politique – en d’autres termes, l’intégration de considérations politiques dans le fonctionnement de l’économie. Cette démarche a abouti à un quasi manifeste pour une économie politique institutionnaliste.
Cette approche est développée dans le dernier numéro de la revue du MAUSS, Vers une nouvelle science économique (et donc un nouveau monde).
Référence au dernier numéro de MAUSS : www.revuedumauss.fr et www.journaldumauss.net
Vers une nouvelle science économique (et donc un nouveau monde)

L’intervention de Jean-Baptiste de Foucault


A partir de la présentation faite par Alain Caillé, Jean-Baptiste de Foucault, ancien commissaire au Plan, président de Nouvelles solidarités face au chômage, nous livre une série de réflexions et de pistes de travail pour. avancer dans l’idée de justice dans la société
Foucault reprend la conclusion de Caillé, et notamment l’idée selon laquelle une société décente a besoin d’un « plancher » et d’un « plafond » de rémunérations, et de politique comme agent régulateur entre les deux. Mais il souligne d’une part que le revenu minimum existant déjà en France n’empêche pas le grand nombre de gens malheureux, et d’autre part que l’instauration d’un revenu maximum est difficilement réalisable.
En outre, s’il concède que l’invariant anthropologique de base est bien la triple obligation dans la relation humaine, il met en garde contre une autre réalité qu’il appellerait le « prendre-refuser-garder » !

L’utilitarisme a selon lui dévoré la société, alors même que l’économie devrait exister dans, et non s’imposer à, la société, pour la faire mieux vivre. Qu’est-ce qui fait que qu’on ira plus spontanément vers la guerre ou vers l’amitié ? On a besoin ici de faire appel à l’humanité profonde. Concernant la critique des procédures par Caillé, JB de Foucault répond qu’il n’existe effectivement pas de clé unique procédurale, mais qu’en revanche il ne s’agit pas de jeter toutes les procédures par-dessus bord. En effet, chacune a apporté une avancée, même si elles finissent toutes par s’enrayer.

Ainsi la lutte des classes a contribué à introduire la notion de justice dans la société ; l’Etat providence a sorti le genre humain de la misère. Autre exemple, le marché qui a permis d’investir et de créer du capital, rendant justice au mérite et à l’action. Foucault cite Holzer, pour qui il existe plusieurs sphères de justices, ce qui permet à chacun d’être gagnant au moins sur un côté. Mais alors on se demande qui va organiser cette « meta-justice » qui va englober toutes les sphères ? Le problème de la gauche pour Foucault, c’est d’être devenue utilitariste sans s’en rendre compte. Ce n’était pas le cas au XIXe siècle, car elle possédait alors une anthropologie, même si le marxisme a mené au totalitarisme… Ce problème est moins présent en Europe du Nord, ce qui pourrait s’expliquer par la différence dans l’éducation des citoyens …

Comment faire en sorte que le citoyen se sente une dette envers la société ? Comme l’a souligné Caillé, si on veut parler du bien et du juste sans se faire la guerre, la société démocratique doit être cet espace de recherche et de confrontation. Chaque être y a une valeur sacré, y est unique. Donc, chacun doit être en mesure de donner à la société le meilleur de soi-même. Il s’agit de chercher une définition transcendante de la société juste, et pas seulement procédurale. Retrouver le sens profond de la démocratie implique une conquête permanente, un vrai travail sur soi.
Pour Foucault, une piste possible pour avancer postulerait que tous les projets politiques ou religieux comportent :


– La culture de la résistance : conviction et discernement pour résister à l’injustice ;


– La culture de la régulation : essentielle bien qu’ayant tendance à être mise de côté, elle consiste à réguler par exemple l’efficacité en relevant l’aide aux plus démunis jusqu’à la limite où elle grève la liberté et l’investissement, au détriment précisément de ses bénéficiaires… (voir les positions de Rawls sur la redistribution).


– La culture de l’utopie : Insistant bien sur le fait qu’elle s’applique par enseignement et non par contrainte, Foucault explique qu’une société altruiste ira plus loin qu’une société individualiste
Dans son livre Don, intérêt et désintéressement paru en 1994, Caillé parle du don libre et obligé, intéressé et désintéressé. Peut-être faut-il trouver l’articulation entre régulation et altermondialisme pour arriver à une société plus juste.