Deux approches différentes de la société juste
Publié le 11 décembre 2007Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 10 décembre 2007 « Frédéric Hayek et l’illusion de la justice sociale », avec Philippe Nemo, normalien, maître de conférences à HEC et à ’ESCP- EAP, directeur du centre de Recherche en philosophie.
C’est en spécialiste du philosophe autrichien libéral Frédéric Hayek (1899-1992), que Philippe Nemo, directeur de recherche en philosophie économique, a développé, ce lundi 10 décembre 2007, la thèse selon laquelle la justice sociale est un mirage.
On considère souvent en Europe l’intervention de l’Etat comme nécessaire pour réglementer l’économie de marché, généralement vue comme une jungle génératrice de souffrance et d’injustice sociale. Depuis la fin du 19e siècle, le socialisme s’est élevé contre le libéralisme en essayant de promouvoir une idée de justice sociale, proche du concept de justice distributive d’Aristote : l’Etat doit présider au partage d’un bien ou d’un mal commun en fonction de la place et des besoins de chacun, et doit redonner aux uns ce que les autres ont gagné « injustement ».
Mais ce qui est efficace à l’échelle de la famille ne s’applique pas à une économie à l’échelle internationale, car il est impossible, sur des millions d’individus, de connaître les mérites de chacun au sein du système.
Pour Hayek, l’économie de marché doit plutôt être vue comme un système qui s’auto-organise, s’équilibrant entre l’offre et la demande, et dont les abus possibles sont corrigés par le droit. Toute intervention de l’Etat menace cet équilibre, et les prix doivent être fixés par la seule concurrence. Ce système fonctionne car il repose sur le principe de télécommunication : « je sais que X va se conformer au droit et me vendre son produit à tel prix ». Ce dont X a besoin comme moyen pour réaliser son produit est pour Y une fin (le produit vendu). Ainsi, les personnes coopèrent d’un bout à l’autre du monde pour des besoins économiques.
L’orateur rappelle qu’Hayek peut s’appuyer sur d’autres économistes pour soutenir cette thèse : Adam Smith (1723-1790) et la main invisible, Boisguilbert (1646-1714) pour lequel l’intervention de l’Etat crée le désordre, ou qui soutient que l’économie relève d’un équilibre général.
Cet ordre « auto-organisé » étant produit par des millions d’initiatives personnelles, il ne peut être qualifié de juste ou d’injuste : il est impossible de désigner un responsable quand collaborent des millions de personnes. Par exemple, la fermeture d’une usine, vécue comme injuste voire insupportable par ceux qui perdent leur emploi, doit être replacée dans le contexte de mondialisation : le marché, imprévisible puisque guidé par l’offre et la demande, comportant des aléas qu’on ne peut supprimer. Chaque personne participe au jeu, s’enrichit par lui, mais doit accepter en contrepartie que la production puisse subitement perdre toute valeur et son entreprise fermer, indépendamment de tout mérite personnel.
Partant de ces postulats, Philippe Nemo s’appuie sur les thèses de Hayek pour tenter de démontrer pourquoi le marché non régulé est la seule configuration dans laquelle la justice sociale peut exister.
Pour Hayek, il existe dans la société d’immenses réservoirs de richesse sociale, qu’il faut faire vivre en libéralisant les échanges. L’Histoire a démontré en cela la supériorité du système industriel sur le système féodal, dont la stabilité est menacée par le risque de pénurie entraînant des violences sociales.
Or, une économie de marché qui fonctionne entraîne un double paradoxe :
D’une part, les gens qui se sont enrichis par le marché ne sont pas plus méritants que d’autres : le revenu est en effet lié non pas au mérite mais à la valeur marchande, attribuée par le marché, de ce qui est vendu. D’autre part, nous trouvons sur le marché des produits et services à un prix nettement inférieur à ce que nous aurions été prêts à payer si nous n’avions pas eu le choix. La part du salaire allouée à la nourriture est ainsi passée de 80% à 20% en un siècle. Pourtant nous ne sommes pas plus méritants que les générations précédentes. Mais alors, si on accepte ce second paradoxe, on doit dans le même temps accepter le premier.
Nemo conclue que le procès contre l’injustice sociale n’a donc aucun fondement, et il va jusqu’à laisser entendre que si tout le monde possédait les mêmes richesses, nous mourrions de faim en quelques semaines…
Pas un ultra-libéral…
Selon Nemo, Hayek n’était pas forcément pour la mondialisation : il pense que le marché doit être circonscrit aux Etats qui ont les mêmes valeurs (protection de l’environnement, combat contre le travail des enfants…)
Les ultra-libéraux voudraient voir le rôle de l’Etat se cantonner aux fonctions régaliennes, et ne veulent en particulier pas d’un système de protection sociale (maladie, vieillesse). Hayek ne partage pas cet avis, car il admet qu’il y a des défaillances au marché.
Ainsi, les impôts constituent une sorte de chèque en blanc qui va être utilisé pour réaliser une gamme de services utiles à la société. C’est un système qui permet de payer un minimum, puisque tout le monde cotise. Mais en réalité, il s’agit plus de justice commutative que d’Etat providence : chacun bénéficie d’un retour sur cet investissement.
Ce raisonnement peut être étendu à la question de l’assurance (échange indirect assuré par des entreprises privées : chacun mutualise même s’il n’est pas actuellement malade ou accidenté), et même de l’éducation (je me rends service indirectement en finançant l’éducation d’enfants que je serai amené à côtoyer par la suite).
Contrairement à Tocqueville pour qui seuls les aristocrates sont libres, Hayek pense qu’il est possible dans un système libéral d’éduquer le goût de la liberté chez l’homme « de la masse », habitué pourtant à une vie soumise. Pour Barry Smith, la société libérale permet le plus d’accomplir une aventure personnelle. On y est libre de réussir ou d’échouer.
Enfin, Nemo s’applique à dénoncer les injustices que génèrent précisément les politiques dites de justice social. Il s’attaque notamment à la question des impôt, reconnaissant, certes leur nécessité dans la mesure où il en va de l’intérêt général que règne l’ordre public. La TVA qui est proportionnelle à la consommation, elle aussi paraît juste puisque plus je suis riche et plus je consomme. En revanche, considère-t-il, l’impôt sur le revenu n’apporte aucune contrepartie, il a été décidé sur la base de rapports de force au début du XXe siècle entre ceux qui avaient les richesses et ceux qui avaient le pouvoir. Il est donc injuste.
En conclusion, Nemo revient sur l’idée que chaque intervention de l’Etat dans l’économie de marché corrompt la synergie du marché, en permettant de continuer à produire des produits qui n’ont plus de valeur, ce qui entraîne un appauvrissement pour tout le monde…