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Quelle justice entre les nations ? L’aide au développement comme devoir moral ou calcul égoïste ?

Dans sa conférence du 10 mars, Pierre Jacquet pose d’emblée la question de la justice entre les nations : la mondialisation permet-elle ou non de faire reculer la pauvreté et l’inégalité ?
On connaît les inégalités flagrantes à travers le monde, rappelées à travers une série de chiffres : une espérance de vie de 42 ans en Zambie contre 80 ans au Japon ; un revenu de 667 dollars par habitant au Malawi contre 60 000 au Luxembourg…

Aux 19e et 20e siècles, les inégalités entre ville et campagne dans un même pays dues à l’industrialisation se sont réduites pour laisser place à une inégalité entre pays. Puis ce mouvement s’est inversé après les années 1970, les inégalités se réduisant d’un pays à l’autre mais augmentant au sein d’un même pays, par exemple en Chine.

Se demander si la mondialisation est responsable ou non de ces inégalités récentes pose mal le débat. On ne peut en effet incriminer la mondialisation en soi, car elle a permis aux pays d’accéder aux clés de la croissance que sont les connaissances, les biens et les techniques. (cf. La mondialisation et ses ennemis de Daniel Cohen, Poche).

On considère généralement que la pauvreté correspond à un revenu de 1dollar par jour et par personne, et que l’extrême pauvreté se situe en-dessous de ce seuil. Mais comment calculer le niveau de vie des individus, qui sert de référence pour mesurer le développement d’un pays ?
Le calcul du revenu par habitant est une moyenne qui fait fi des inégalités entre individus, c’est pourtant l’approche la plus largement utilisée. Le revenu monétaire ne suffit pas à tout évaluer, il existe en effet d’autres biens ou richesses telles que l’éducation, le libre arbitre, la capacité d’adaptation, l’accès aux services publics (les « biens publics locaux »).

C’est ainsi qu’a été établi au début des années 1990 l’Indice de Développement Humain, ou IDH, compris entre 0 et 1. Cet indice comprend entre autres le calcul du revenu par habitant, l’espérance de vie, le niveau d’instruction, et met en évidence d’autres inégalités que celles révélées par le simple revenu monétaire. Ainsi, la Moldavie et l’Angola ont un Produit intérieur brut similaire, mais occupent respectivement la 111e et 162e place selon l’IDH.

On voit donc qu’il n’est pas possible d’améliorer la lutte contre la pauvreté sans une analyse plus fine des indicateurs dont on dispose.

I- Mondialisation et équité 

L’aide au développement s’articule autour de deux axes qui rejoignent l’approche de John Rawls et des utilitaristes, et qui ne sont pas sans rappeler les principes de justice corrective et distributive d’Aristote (in Ethique à Nicomac) :

– D’une part, une politique temporaire de correction des résultats : la justice doit compenser financièrement les pays en développement pour combler leur retard du à des contraintes extérieures, telles que les défaillances du marché. Dans ce cas, le juste est subordonné au bien, à l’équitable. La justice est soumise à une logique de résultat : on calcule si l’aide est efficace.

– D’autre part, une politique plus permanente de redistribution des richesses entre les riches et les pauvres à l’échelle mondiale, pour corriger les inégalités de répartition, selon des procédures justes. Dans ce second cas, l’aide au développement n’est plus temporaire, elle correspond à la mise en place d’une politique sociale mondiale.

En 2000, les Nations Unies ont adopté le Programme du millénaire pour le développement, partant du principe que la croissance seule ne suffit pas à réduire la pauvreté dans le monde et qu’il faut y associer la contribution de la politique publique.

Partant de ces postulats, Pierre Jacquet propose des pistes de réflexion à aborder quand on parle d’aide au développement :

– La contingence sociale et historique de la pauvreté : selon Pierre Jacquet, un écueil important quand on raisonne sur la pauvreté consiste à oublier ce qu’il appelle ses caractéristiques locales. De même qu’il est illusoire de traiter seulement un aspect de la pauvreté

– Un deuxième écueil réside dans la tentation des pays riches de décider pour les pays pauvres : le programme de l’ONU est en effet établi seulement par les premiers, or il est rarement repris dans les pays pauvres, plus intéressés par la croissance que par la réduction de la pauvreté. Pour qu’il fonctionne, ce programme doit répondre à une demande : demande pour l’éducation par exemple, sans laquelle il est sans effet de financer des écoles, car cela n’augmentera pas le niveau social. De la même manière qu’il est illusoire d’instaurer la démocratie dans des pays n’ayant pas intégré l’intérêt même de la démocratie…

– L’importance de l’équité en ce sens de la possibilité d’accès égales pour tous : La lutte contre les inégalités comprend la lutte contre les inégalités d’accès, car les marchés défaillants sont incapables de déceler un potentiel dans les milieux défavorisés. Une personne pauvre ne peut emprunter auprès des banques, un entrepreneur démuni ne peut entreprendre… le système favorise les intérêts des gens les plus influents.

Quand on parle de lutte contre la pauvreté à l’échelle mondiale, il est nécessaire de se poser un certain nombre de questions, que Pierre Jacquet énumère :
Le pauvre est-il responsable de sa pauvreté ou celle-ci est-elle due à des conséquences exogènes ?

Le principe de justice à adopter va dépendre de la réponse.

Doit-on s’intéresser aux individus ou aux ratios ?
L’aide au développement traditionnellement menée par des gouvernements pour des gouvernements s’achemine à présent vers la lutte contre la pauvreté des individus, à travers un double mouvement : la participation des citoyens à travers « l’individualisation du choix éthique », et, parallèlement, l’universalisation des droits de l’homme pour chaque individu..

Quelles sont les limites du devoir d’ingérence ?
On est amené à intervenir quand les droits de l’homme sont menacés, même quand le gouvernement concerné n’a pas demandé d’intervention…

Parlant de pauvreté et d’aide au développement, il est impossible d’avoir une vision simpliste des choses. Pierre Jacquet cite Douglas North (prix Nobel 1993) selon qui le processus de démocratisation des pays se décompose en trois types d’ordre sociaux :

L’ordre préhistorique, à présent révolu ;

L’ordre social à accès limité à la rente: un petit nombre d’hommes la capturent, la gèrent par la violence et le clientélisme. La corruption n’est plus un parasite du système mais elle devient une des caractéristiques de l’ordre social, le transformant en régime stable : il est inutile en effet de corriger et de libéraliser l’économie tant qu’on garde le même système politique, car il offre paradoxalement un accès cohérent à la rente.

L’ordre social avec accès ouvert à la rente : elle est capturée par des monopoles économiques ou politiques à travers les élections, dans un système acceptable car contestable et contesté, et qui laisse place à la concurrence.

On s’accorde à dire que la transition vers un ordre social avec accès ouvert à la rente, qui constitue le dernier stade du processus de démocratisation, ne peut être gérée que par des élites en place, sous peine d’échec.

Partant de cette démonstration, doit-on considérer que l’accès au troisième stade constitue une fin en soi, la fin de l’Histoire telle que peut la prôner Hegel ? Il convient de nuancer en rappelant que nos ordres soit-disant ouverts sont toujours perfectibles : certaines rentes sont encore allouées de façon non transparente, les systèmes politique et économique doivent aller vers plus de cohérence pour bien fonctionner.

II. Les finalités de l’Aide au Développement

L’aide au développement se base sur des statistiques calculées par l’OCDE. Elle est définie par des dons et des prêts bonifiés accordés par les gouvernements des pays riches pour les pays en voie de développement, et elle peut prendre diverses formes telles que l’assistance technique.
L’aide publique au développement implique une double ambivalence fondamentale : elle sert à la fois les intérêts du donneur et ceux du bénéficiaire en répondant à un triple impératif :
L’impératif de solidarité
L’intérêt des pays riches (nécessaire puisque l’aide se fait avec l’argent des contribuables)
L’intérêt des pays pauvres

De ce constat, Pierre Jacquet développe quatre tendances :

1 – L’aide comme vecteur d’intérêts politiques et stratégiques

Ainsi, le rôle des Etats-Unis lors de la reconstruction de l’Europe après la seconde guerre mondiale. L’interdépendance économique permettant de contrer les frictions politiques, l’alliance atlantique avait un rôle de ciment dans le débat idéologique de la guerre froide. Cette approche s’étaye d’une théorie économique libérale : on atteint la croissance à travers les taux d’investissement, donc les pays pauvres ont besoin d’épargne financée par l’Aide au développement. Ce système serait gagnant-gagnant puisque l’ordre politique international est consolidé par la croissance des pays pauvres. Mais en réalité il ne fonctionne pas, freiné entre autres par l’essoufflement de l’aide suite au manque de résultats…

2 – Le modèle économique remis en question au profit d’un modèle dit « d’éco-dépendance »

Dans les années 1970, l’aide est vue comme un devoir moral que les riches ont envers les pauvres, surtout considérant leur part historique de responsabilité. Cette vision morale était renforcée par une plus grande revendication de la part des pays du Tiers Monde. Or on constate que la référence mondiale de 0,7% du PIB devant être consacrée à l’aide au développement est en réalité atteinte par bien peu de pays.

3 – L’aide à la réforme des politiques

L’aide au développement ne concerne plus uniquement l’incitation aux réformes politiques et économiques (allusion au Consensus de Washington) mais elle doit prendre en compte la question de la dette : les pays pauvres étant insolvables, le refinancement de la dette est en effet devenu un enjeu majeur du système bancaire international.

On peut se demander l’impact réel de l’envoi d’une aide aux pays « mal gouvernés ». Plutôt que de pénaliser les populations de ces pays, on parie sur la capacité de l’aide à améliorer la gouvernance…

4 – L’aide pour promouvoir les biens publics mondiaux

Le besoin d’actions collectives n’a jamais été aussi urgent ni difficile, entre la lutte contre les grandes pandémies et le réchauffement climatique corrélé à la perte de la biodiversité.
Dans les années 1980, la difficulté résidait déjà dans la coordination des politiques économiques, à présent la perception accrue des risques à venir nécessite un degré très supérieur de coopération internationale. On parle notamment de ce concept nouveau d’action collective, qui peine parfois à être efficace. A titre d’exemple, la réduction du carbone étant bénéfique pour tous, chacun attend que les autres agissent, et rien n’avance… La question des coûts d’une telle action et la prise en compte des différents enjeux politiques sont autant d’autres freins qui expliquent les balbutiements de Kyoto.

Dans ce contexte, l’aide au développement joue un rôle majeur : les agences d’aides constituent en effet des réservoirs de compétences techniques, nécessaires pour accompagner le développement des pays pauvres. La croissance économique doit maintenant respecter les biens publics mondiaux, et les deux impératifs peuvent coexister. Ainsi, la protection du lémurien à Madagascar a entraîné un accroissement de la production de riz, qui a permis par extension une hausse du niveau de vie des paysans.

Financer les ONG locales là où la biodiversité est la plus menacée réconcilie donc biodiversité et niveaux de vie locaux. Mais l’action collective internationale peut avoir des contraintes temporelles. Par exemple, il faut trouver un compromis entre la pêche intensive dont vivent actuellement les paysans et la nécessité de poser des limites pour conserver les ressources à long terme.

III. Comment penser l’aide aujourd’hui ?
Il faut tout d’abord admettre la complexité de l’aide au développement, qui concilie l’intérêt des pays riches et celui des pays pauvres, qui répond à des impératifs de solidarité et de réalisme économique bien compris, et qui nécessite une coordination à l’échelle internationale.

Le programme mis en place par l’OCDE comporte trois points:
– Croissance
– Réduction de la pauvreté
– Préservation des biens publics mondiaux (climat, santé, biodiversité)

L’aide passe par des partenariats adaptés à chaque pays et ne consiste pas seulement à verser des ressources économiques, mais aussi à catalyser l’action, la richesse des partenariats entre le public et le privé (entreprises, fondations, ONG…). Il s’agit de gérer des sources multiples de financement et de faire bénéficier les pays en développement des innovations sur les marchés financiers, objectif actuellement impossible à réaliser.

En conclusion, la question de l’aide au développement est au cœur de la mondialisation, elle est nécessaire comme ciment entre les pays riches et les pays pauvres.

L’éducation, condition première de la justice sociale

Il est courant de déplorer ce qu’on appelle la panne de l’ascenseur social, et d’en rendre en partie responsable le système scolaire, en même temps que d’évoquer la faillite de ce système qui constitue pourtant la condition première de la justice sociale. Il est moins courant de chercher des explications à cette « panne ». C’est pourquoi, à l’occasion de sa conférence prononcée à la Sorbonne le 11 février 2008, Marcel Gauchet a placé sa réflexion non au niveau des solutions, mais plus en amont, sur le terrain des principes et fait de l’éducation la condition première de la justice sociale.

Il convient tout d’abord de mieux saisir cette idée de justice sociale : elle ne concerne pas seulement une question d’inégalités de revenus à un moment donné, mais aussi d’inégalités de destin dans le temps, inégalités qui se reproduisent, se perpétuent, et sont en cela plus choquantes que les effets produits à l’instant présent. C’est pourquoi toute intervention au nom de la justice sociale passe nécessairement par une action dans la durée, grâce notamment à l’éducation. L’institution scolaire est donc un rouage essentiel de l’Etat social.

Bien que les anciennes inégalités statutaires aient été abolies en 1789, il n’en va pas de même pour les inégalités de naissance qui restent déterminantes. La société se doit, selon Marcel Gauchet, de compenser ces inégalités héritées par des inégalités de traitement liées aux mérites individuels. Ainsi que le consacre l’Article VI de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, le mérite est vu ici comme le seul principe dont nous disposons, pour offrir une alternative au principe de naissance, donc pour l’attribution des positions sociales. C’est, en d’autres termes, un principe de gestion des inégalités dans un monde inégalitaire.

Mais alors ce principe de mérite engage un double principe qu’il est important de comprendre. En effet il suppose, d’une part, qu’il existe toujours des prééminences, des préséances au sein de « l’égalité légale », par exemple à travers les élections, et, d’autre part, que les individus ont des inégalités de vertus, de talents. Le mérite prend en compte et ajuste au mieux ces deux paramètres dans un cadre égalitaire.

Marcel Gauchet replace le débat dans une perspective historique et s’attache à retracer le déploiement du principe méritocratique en France, principe qui a accompagné le déploiement historique de la scolarisation. Pendant un siècle, qui va des lois Ferry de 1880 au Collège Unique de 1970, c’est l’idéal démocratique qui s’est imposé. Après la seconde guerre mondiale, on table sur l’égalité des chances, sur l’idée que chaque enfant doit avoir des chances de réussite égales, quelles que soient ses origines sociales, afin qu’il puisse exprimer ses vertus. Chaque personne peut accéder, par l’éducation, à l’ensemble des fonctions de la société, grâce à son seul talent, et l’école devient ainsi l’instrument de création d’une société plus juste. Cette substitution de la supériorité sociale sans fondement par la supériorité intellectuelle ne fait alors pas débat.

Dans les années 1970, la démocratisation du système éducatif a connu un essor considérable avec l’allongement de la période scolaire et la massification du collège, du secondaire, puis du supérieur. Mais cet élargissement du vivier de base est allé de pair avec le maintien d’une tension sélective dans les couches supérieures du système, conduisant en quelque sorte à un certain âge d’or de la démocratie méritocratique, dans lequel les enfants de milieux défavorisés pouvaient connaître une situation  « supérieure » à celle de leurs parents.

Or de nombreuses forces concurrentes ont complexifié aujourd’hui les évidences d’hier. Marcel Gauchet en a développé quelques unes :

– Une forme de « réaction sociale » de la part de ceux qui ont vécu l’élargissement social comme une menace, considérant d’une part que la mobilité ascendante des uns correspond forcément à la mobilité descendante des autres ; d’autre part que le mouvement général de reclassement vers le haut, possible pendant les Trente Glorieuses (période de prospérité sans précédent qui dura de 1946 à 1975) n’a plus lieu actuellement pour diluer cette ascension. Cette réaction sociale constitue, selon Marcel Gauchet un tabou plus puissant et plus sensible que la question des impôts ou de la redistribution des richesses. Elle s’accompagne, d’autre part, d’une relance de l’individualisme, sans commune mesure avec les périodes précédentes.

– Le rejet du principe méritocratique en tant que principe général de distribution et d’attribution des places sociales. Autant ce principe est jugé acceptable comme correcteur d’anomalies flagrantes, autant il pose problème quand il devient un facteur positif de détermination, à fortiori quand il en est le seul facteur déterminant. En effet, un individu, au-delà de l’enfance, ne peut être seulement considéré à travers ses mérites scolaires.

– Les limites du principe de méritocratie : Marcel Gauchet insiste sur le côté insupportable d’une société où, somme toute, les plus intelligents, brillants, compétents, commandent aux moins intelligents ! Il s’agit pour lui d’une hiérarchisation des mérites qui porte atteinte à la dignité des personnes.

On touche par ailleurs à la notion du pluralisme social qui veut une répartition des mérites dans toutes les couches de la société, interdisant la concentration des mérites dans une seule couche. Marcel Gauchet illustre son propos en faisant référence au sociologue anglais Michael Young qui accusait le parti travailliste d’avoir décapité le monde ouvrier en le privant de ses leaders naturels, au nom de la méritocratie.

L’idée d’égalité et par extension « d’inégalité juste » est tout sauf simple. Juge-t-on les mérites sur ce que l’on fait ou ce que l’on est ?

Comment définir l’égalité ?

Elle devrait être vue comme une compétition loyale, qui valorise la comparaison entre les individus sans porter atteinte à leur dignité. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’elle est vécue à l’école, où les « perdants » sont dévalués dans leur être.

Il faudrait alors considérer l’égalité des êtres en eux même, dans leur singularité, hors de toute comparaison. C’est ce sens inédit de l’individualité qui a conduit à une remise en question plus profonde de la méritocratie de nos jours.

En s’appuyant sur les théories de Rawls, on peut considérer qu’une organisation sociale est juste si elle fonctionne à l’avantage des plus faibles, de manière à assurer leur inclusion. Il ne doit pas y avoir de laissés-pour-compte, car l’exclusion est la pire des atteintes, elle blesse au plus haut point la dignité des êtres et est devenue la hantise du monde contemporain. L’école, lieu par nature où prime l’exigence d’inclusion, doit combattre le risque de dévalorisation inhibant ce sentiment de médiocrité chez les perdants, si juste soit la compétition. Il faut réintégrer dans le jeu ceux qui perdent l’estime d’eux-mêmes.

On doit donc penser l’organisation de l’espace scolaire en fonction de ces enfants et des égalités d’inclusion dont ils doivent bénéficier. C’est l’hétérogénéité des classes, un environnement favorable où toutes les aptitudes sont mélangées et où les inégalités sont neutralisées puisqu’on exalte uniquement les efforts singuliers. La compétition avec soi est la seule légitime. Mais alors, on inverse complètement le principe de méritocratie.

En théorie, le système éducatif est organisé par pans entiers selon cette inversion. Dans les faits, les objectifs d’inclusion s’imposent tacitement, mais la logique d’élitisme se perpétue à travers les concours, et forme un cercle social de plus en plus étroit.

On assiste donc à un découplage entre une partie restreinte régie par le système élitiste et une partie plus vaste qui répond à une autre vision que celle de la méritocratie. On peut donc dire que le système éducatif fonctionne à deux vitesses, obéit à deux logiques différentes.
On touche ici aux raisons profondes de la panne de l’ascenseur social.

Marcel Gauchet souligne combien ce découplage est incompatible avec une conception démocratique de la justice. Il prend en exemple l’école Sciences Po de Paris, qui permet d’accéder aux principales fonctions dans le pays et qui a pris l’initiative d’ouvrir le recrutement aux élèves méritants de banlieues défavorisées. C’est une réhabilitation des principes méritocratiques, avec la vision d’une école qui permet un brassage au sommet de la société, et qui évite la formation d’une élite sociale se reproduisant en vase clos. Plus généralement, la démocratie exclut la fermeture aux fonctions dirigeantes et l’école se doit de correspondre à ce principe en corrigeant les inégalités sociales. Ce qui remet en question l’inversion du principe méritocratique cité plus haut…

Cependant, la méritocratie ne se résume pas seulement à l’accès aux fonctions d’élite. Elle regarde aussi l’expression des potentialités des individus en général. C’est l’esprit de justice : rendre à chacun ce qui lui est dû en lui permettant d’aller jusqu’au bout de ses possibilités.

La démocratie méritocratique croit aux individus et en l’expression de leurs capacités particulières. Aucun individu ne doit être empêché de manifester ses talents et ses ressources à cause de sa condition sociale. Donc le principe d’inclusion est irrecevable, puisqu’il équivaut à sacrifier les meilleurs aux plus faibles. Le développement des potentialités singulières de chaque individu est d’intérêt collectif, il n’a de sens que si c’est à l’avantage de tous et surtout des défavorisés. Selon un principe cher à Rawls, il vaut mieux être pauvre dans une société riche que pauvre dans une société pauvre.

Pour Marcel Gauchet, le génie de la démocratie individualiste moderne est d’avoir compris que plus les individus peuvent exprimer leurs capacités, plus la société est riche. C’est pourquoi on accepte les « inégalités justes » et la compétition loyale qui sont profitables à tous, y compris aux plus faibles. Ces inégalités sont admises comme justes tant qu’elles ne basculent pas dans la logique de l’individu contre les autres, mais de l’individu au service des autres. Le principal problème est en fait de traduire cette limite symbolique en données réelles.

Pour conclure, Marcel Gauchet a abordé le principe de la discrimination positive qu’il juge d’un intérêt limité par rapport au fond du problème. Pour lui, ce n’est en effet qu’un cas de figure particulier du principe d’égalité des chances, seules les modalités pratiques étant nouvelles. On veut rendre la compétition plus égale en compensant les handicaps, comme on l’a fait dans les ZEP en France. Il peut s’agir aussi de mesures personnelles en fonction de l’origine sociale ou ethnique des individus. Cette politique se situe implicitement au point de vue du bénéfice global, au détriment de la prise en compte des particularités des individus : ce peut être choquant y compris pour les personnes qu’on avantage, puisque c’est « pour le bien social et non pour elles mêmes ». La logique méritocratique n’est pas prise en compte alors qu’il est difficile d’y échapper car elle est liée à l’individu.

On le voit, il existe quantité de facteurs à prendre en compte quand on parle d’éducation et de justice sociale, et certaines approches sont à la fois pertinentes et franchement contradictoires. Aujourd’hui, on constate un abandon de fait de l’idéal méritocratique dans l’éducation, mais c’est un changement social implicite. Le recul des performances du système scolaire, observable à plus grande échelle en France et à l’étranger, peut être attribué à un changement complexe de directions et de valeurs. Le système scolaire reste aujourd’hui pyramidal, avec des couches relativement étanches. La méritocratie scolaire est bien un instrument de la justice sociale, et doit être remise au cœur du fonctionnement de l’école. Mais parce que son rôle excessif en fait un objet de discrédit, elle doit être combinée avec d’autres principes.

Pour Marcel Gauchet, il convient à présent de transposer ces idées sur le terrain des actions, par exemple au moyen d’un débat public.

Deux approches différentes de la société juste (suite)

Au fond, est-ce une bonne idée de construire une société juste ? Voilà comment Alain Caillé aborde cette conférence du 14 janvier, par une hypothèse qui dérange : et si cet idéal de société juste n’était qu’un leurre, qui se réfute lui-même ? En d’autres termes, une société juste est-elle désirable, est-elle « la bonne » société ?

Et pour aller plus loin : une société juste suffit-elle pour être bonne ? Une société bonne est-elle nécessairement juste ? Comme nous le rappelle le sociologue, par ailleurs fondateur de la revue du Mauss (mouvement anti-utilitariste), on trouve au moins quatre définitions de ce qu’est une société juste, qui peuvent être différentes, voire contradictoires. Ainsi, est considérée comme juste.
– Une société qui traite tous ses membres à égalité

– Une société qui rétribue chacun selon ses mérites

– Une société qui a le souci de la collectivité

– Une société qui reconnaît l’individualité et l’autonomie de chacun

On dit que pour être juste une société doit avoir un système judiciaire efficace ; comment alors justifier l’affaire d’Outreau, dans laquelle la justice s’est montrée aussi inefficace qu’injuste. Un doute modéré sur cet idéal de société juste reviendrait à se dire qu’une société bonne est plutôt idéale, en gardant l’idée de justice. Un doute radical reviendrait à considérer qu’il faut se départir purement et simplement de cet idéal. Ce constat semble se rapprocher des thèses de Hayek, mais A. Caillé montre en quoi son raisonnement est en réalité diamétralement opposé à celui du philosophe libéral. Pour Hayek, la société devrait fonctionner selon le marché, et avec un système de droit le plus abstrait possible, sans cas particuliers. C’est donc la prise en compte des particularités qui le gène dans l’idéal de justice.

Pour Caillé, cette société idéale fonctionnerait mécaniquement et détruirait nos valeurs en devenant « juste à notre place », c’est donc précisément la négation des particularités qui le gène ici.

Pour expliciter son propos, Caillé fait référence à Rawls dans sa Théorie de la justice, qui se demande comment construire une société juste si les individus sont séparés, indifférents les uns aux autres. L’idée est d’édicter des règles pour se prémunir contre le sort le plus désagréable possible. On définit alors la justice du point de vue des plus défavorisés, parce qu’on risque de se retrouver un jour à leur place : c’est l’approche du christianisme, du marxisme et de la gauche en général.

Mais Caillé souligne que cela revient à fonder une norme de justice sur des procédures, en dehors de toute considération du Bien. On se rapproche alors de la représentation de la société selon Hayek, qui devrait fonctionner sur des règles rationnelles, mécaniques.
Le philosophe israélien Avishai Margalir demandait en 1999 dans son essai La société décente si la société juste de Rawls était justement décente ? Une société civilisée implique que personne ne cherche à humilier personne, une société décente implique, elle, que les institutions n’humilient personne.

Or, certaines mesures d’une société juste sont humiliantes pour ceux qui en bénéficient. Ainsi la redistribution d’une partie des richesses aux plus démunis qui peut engendrer mépris et exclusion, ou le fonctionnement du Samu social qui peut être vécu comme trop technique et par là humiliant. De même, le système éducatif français, dont la sélection au mérite se double d’une humiliation pour ceux qui ne réussissent pas. On se demande alors que serait une société décente ? Dans 1984, Georges Orwell soutenait que le sentiment de décence commune – ce qu’il appelle « common decency », ou « it is not done » – est surtout présent dans les couches populaires, tandis que les gens aisés se sentent plus affranchis des contraintes morales.

Suivant ce thème, Alain Caillé abordera plus loin l’esprit du don selon Marcel Mauss, après avoir présenté une critique de l’utilitarisme.


I – Critique de l’utilitarisme 
L’utilitarisme est une doctrine de Jérémy Bentham.

Ce philosophe par du principe que nous sommes des sujets calculateurs, qui maximisent leur satisfaction pour un minimum de peine. Il établit à partir de là une norme de justice : Est considéré comme juste et désirable ce qui contribue à une production objective du plus grand bonheur, pour le plus grand nombre de sujets. Mais c’est donc une société où les individus sont mutuellement indifférents et calculateurs… selon Caillé, toutes les théories actuelles ont dérivé de ce postulat, même celles de Rawls !


Revenant sur l’histoire des sciences sociales, Alain Caillé souligne qu’on a durant deux siècles divisé le travail intellectuel entre les sciences économiques et les autres sciences, car on a considéré que le modèle explicatif de l’homo economicus se suffisait à lui-même pour éclairer l’économie : l’homme est un calculateur marchand et avisé qui sait gérer ses besoins et intérêts.

Et bien que les économistes reconnaissent que ce modèle ne pourrait fonctionner une fois sorti du contexte économique, on assiste depuis les années 1970 à sa généralisation à toutes les autres sciences, voire à l’art, la religion et même à l’amour ! C’est en réaction à ce mouvement qu’a été créé le collectif Mauss, mouvement anti-utilitariste composé entre autres de sociologues, d’économistes, d’anthropologues ou d’historiens.


II – Universalité du don


Héritier de Durkheim, Marcel Mauss est l’auteur de l’Essai sur le don, paru en 1924. Il explique qu’il a découvert une vérité universelle dans les sociétés dites « archaïques »ou « premières », là où la vie sociale se structure autour d’une triple obligation : DONNER, RECEVOIR, RENDRE.

Dans ce sens, le don n’est pas à entendre comme synonyme de charité ou d’amour. Il faut plutôt y voir une dimension agonistique, dans l’idée d’une « guerre de charité ». En effet, les sujets sociaux ont pour obligation de rivaliser de générosité pour aplatir leur rival, le mettre à l’ombre de leur propre nom.

Cela a pour conséquence de mettre un terme à la guerre en concluant une triple alliance :

– les guerriers déposent leurs lances et échangent des dons plutôt que des coups.
– le don et contre-don des femmes qui créent des alliances entre les générations.
– les dons comme entités invisibles, qui sont les racines du religieux


Que nous reste t-il du don aujourd’hui ?


Caillé explique que nous vivons inconsciemment dans deux types de rapport social, entre lesquels nous naviguons sans cesse :

– La « socialité seconde » qui se joue en entreprise, sur le marché économique ou dans les sciences, et qui consiste en un rapport social impersonnel, où l’efficacité et la performance priment sur la personnalité des gens.


– La « socialité primaire » qui apparaît avec la parenté (voisinage, famille…) et où la personnalité est plus importante que l’efficacité.
Selon Mauss, l’univers de la société primaire recèle encore la triple obligation du don/contre-don. Mais on le retrouve aussi dans la société secondaire, par exemple dans le cas d’une entreprise où les salariés sont prêts à donner de leur personne dans leur travail.

Les grandes religions ont dévié le don archaïque en instituant deux règles :


– L’universalité du don : on doit donner aux inconnus, au-delà du cercle de l’entourage
– 
La radicalité du don : on doit donner pour de bon et pas seulement à des fins ostentatoires.

En d’autres termes, il faut arrêter de montrer le don pour mieux le ressentir et l’intérioriser. Ce sont ces changements de conception du don qui ont conduit à l’avènement de la démocratie : il s’agit alors de bâtir en commun une société démocratique.

Cependant Alain Caillé se demande… est-ce que la démocratie est nécessairement une société juste ? Pour Rawls, le premier objectif est de bâtir des normes de justice indépendamment des normes sociales, religieuses,… d’une société. On cherche alors des doctrines « compréhensives » ou « globales » sur le bien et le mal, une norme de justice « éthiquement juste ». Caillé cite ici l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal.

Quel est le problème dans le libéralisme ? Pour Caillé, il s’agit de l’aboutissement d’un projet datant du 17e siècle, de construction d’une société « hors morale », un peu comme on fait de la culture « hors sol » : à cette époque, on sort des guerres de religion pendant lesquelles tout le monde s’est entretué au nom du bien et de la vérité. On ressent donc à ce moment le besoin de construire une société qui ne se fonderait pas sur la question du bien et du vrai. Mais la seule solution envisageable réside dans la conception d’une société qui marche toute seule, qui ne réunit que des sujets calculateurs, et qui se compose de procédures d’intérêt qui fonctionnent par elles-mêmes.

Selon A Caillé, on voit aujourd’hui son avènement dans la mesure où toutes les catégories de pouvoir et de décision volent en éclat devant le mot de « gouvernance » : ainsi, tout se déciderait et tout s’ajusterait tout seul.

Dans ce système, les agents de l’Etat et les sujets sociaux seraient jugés non sur leur éthique, mais selon s’ils appliquent correctement ou non les procédures. Ce qui n’est pas éloigné de la question de l’évaluation des ministres évoquée récemment, ou du système général d’évaluation de l’éducation nationale…
Sommes-nous alors condamnés à n’avoir le choix qu’entre guerres de religion et société procédurale ?


Reprenons l’idée issue des sociétés archaïques d’une hiérarchie fondée sur le rapport au bien. Une société juste donnerait alors l’avantage à ceux qui sont le plus proches du Bien. Mais cela ne pourrait fonctionner que dans une société homogène, où chacun a le même système de valeurs, ce qui n’est pas le cas des sociétés actuelles.
Selon Alain Caillé, il existe un troisième choix : un système politique qui aménage les divergences, mais ne les supprime pas.

III – Conclusion sur l’idéal de société juste

Alain Caillé rappelle qu’il ne s’agit pas de renoncer à l’idéal de justice mais de se méfier du postulat de départ « la société doit être juste ».

Si on reprend les thèses d’Aristote, on peut dire que si la société règne sur l’amitié, alors la justice n’est pas nécessaire, mais si la société règne sur la justice, on a tout de même besoin d’amitié…Le choix d’une société bâtie en dehors de toute considération morale reviendrait à créer une société juste sans sujet juste, ou une démocratie sans démocrates…
Pour qu’une société soit décente, elle doit selon Caillé s’ordonner à partir de deux principes :

1. L’instauration d’un revenu minimum, car aucun sujet humain ne peut vivre décemment en-dessous, sous peine de sombrer dans la misère.

2. L’instauration d’un revenu maximum, alors que la domination sans partage des marchés financiers et spéculatifs a entraîné l’explosion des inégalités même dans les pays riches. Aux Etats-Unis, cet écart s’est même multiplié par 25 en trente ans, rendant l’extrême richesse plutôt indécente.


Le collectif de Mauss

Le constat de départ consiste à dire que le monde est aujourd’hui gouverné par l’argent, même dans des domaines supposés « imprenables » comme la culture, la science ou la politique. Tout doit suivre la logique financière et être rentable, sous prétexte qu’il n’existe aucune alternative possible. Cette croyance du tout économique comme seul choix envisageable est renforcée par la façon d’aborder actuellement la science économique, par le seul point de vue du consensus de Washington – qui prône la dérégulation des échanges.

On assiste au niveau mondial à une uniformisation des points de vue à ce sujet, qui semble légitimer cette approche et par extension tout choix économique qui en découle à travers le monde. Or, il est possible d’interpréter la science économique de différentes manières, et de justifier aussi bien les théories keynésiennes que libérales ! Les acteurs économiques sont pris dans ce que Caillé appelle une légitimation tautologique, irréfutable précisément parce qu’elle tourne en rond. En réalité, bien des théories de l’économie libérale ont été réfutées dans les faits, ce qui fait dire à Caillé « en somme, tout le monde y croit mais personne n’y croit ! ».


L’approche économique actuelle est surtout forte de la faiblesse de ses opposants, car ceux-ci sont éparpillés dans une multitude d’écoles économiques hétérodoxes, qui peuvent être très proches dans les idées. Pour les rassembler, il a fallu dégager le plus petit dénominateur commun. A la différence du modèle standard, tous sont d’accord pour dire que l’économie ne se suffit pas à elle-même, et tous prônent un retour vers une économie politique – en d’autres termes, l’intégration de considérations politiques dans le fonctionnement de l’économie. Cette démarche a abouti à un quasi manifeste pour une économie politique institutionnaliste.
Cette approche est développée dans le dernier numéro de la revue du MAUSS, Vers une nouvelle science économique (et donc un nouveau monde).
Référence au dernier numéro de MAUSS : www.revuedumauss.fr et www.journaldumauss.net
Vers une nouvelle science économique (et donc un nouveau monde)

L’intervention de Jean-Baptiste de Foucault


A partir de la présentation faite par Alain Caillé, Jean-Baptiste de Foucault, ancien commissaire au Plan, président de Nouvelles solidarités face au chômage, nous livre une série de réflexions et de pistes de travail pour. avancer dans l’idée de justice dans la société
Foucault reprend la conclusion de Caillé, et notamment l’idée selon laquelle une société décente a besoin d’un « plancher » et d’un « plafond » de rémunérations, et de politique comme agent régulateur entre les deux. Mais il souligne d’une part que le revenu minimum existant déjà en France n’empêche pas le grand nombre de gens malheureux, et d’autre part que l’instauration d’un revenu maximum est difficilement réalisable.
En outre, s’il concède que l’invariant anthropologique de base est bien la triple obligation dans la relation humaine, il met en garde contre une autre réalité qu’il appellerait le « prendre-refuser-garder » !

L’utilitarisme a selon lui dévoré la société, alors même que l’économie devrait exister dans, et non s’imposer à, la société, pour la faire mieux vivre. Qu’est-ce qui fait que qu’on ira plus spontanément vers la guerre ou vers l’amitié ? On a besoin ici de faire appel à l’humanité profonde. Concernant la critique des procédures par Caillé, JB de Foucault répond qu’il n’existe effectivement pas de clé unique procédurale, mais qu’en revanche il ne s’agit pas de jeter toutes les procédures par-dessus bord. En effet, chacune a apporté une avancée, même si elles finissent toutes par s’enrayer.

Ainsi la lutte des classes a contribué à introduire la notion de justice dans la société ; l’Etat providence a sorti le genre humain de la misère. Autre exemple, le marché qui a permis d’investir et de créer du capital, rendant justice au mérite et à l’action. Foucault cite Holzer, pour qui il existe plusieurs sphères de justices, ce qui permet à chacun d’être gagnant au moins sur un côté. Mais alors on se demande qui va organiser cette « meta-justice » qui va englober toutes les sphères ? Le problème de la gauche pour Foucault, c’est d’être devenue utilitariste sans s’en rendre compte. Ce n’était pas le cas au XIXe siècle, car elle possédait alors une anthropologie, même si le marxisme a mené au totalitarisme… Ce problème est moins présent en Europe du Nord, ce qui pourrait s’expliquer par la différence dans l’éducation des citoyens …

Comment faire en sorte que le citoyen se sente une dette envers la société ? Comme l’a souligné Caillé, si on veut parler du bien et du juste sans se faire la guerre, la société démocratique doit être cet espace de recherche et de confrontation. Chaque être y a une valeur sacré, y est unique. Donc, chacun doit être en mesure de donner à la société le meilleur de soi-même. Il s’agit de chercher une définition transcendante de la société juste, et pas seulement procédurale. Retrouver le sens profond de la démocratie implique une conquête permanente, un vrai travail sur soi.
Pour Foucault, une piste possible pour avancer postulerait que tous les projets politiques ou religieux comportent :


– La culture de la résistance : conviction et discernement pour résister à l’injustice ;


– La culture de la régulation : essentielle bien qu’ayant tendance à être mise de côté, elle consiste à réguler par exemple l’efficacité en relevant l’aide aux plus démunis jusqu’à la limite où elle grève la liberté et l’investissement, au détriment précisément de ses bénéficiaires… (voir les positions de Rawls sur la redistribution).


– La culture de l’utopie : Insistant bien sur le fait qu’elle s’applique par enseignement et non par contrainte, Foucault explique qu’une société altruiste ira plus loin qu’une société individualiste
Dans son livre Don, intérêt et désintéressement paru en 1994, Caillé parle du don libre et obligé, intéressé et désintéressé. Peut-être faut-il trouver l’articulation entre régulation et altermondialisme pour arriver à une société plus juste.


Nous les avons reçus en 2007

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Joaquin ALMUNIA – Commissaire européen aux affaires économiques, invité le 12/12/07

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Laurence PARISOT – Présidente du Medef, invitée le 21/11/07

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Arnaud VAISSIE – PDG d’ INTERNATIONAL SOS, invité le 08/11/07

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Jean-François THEODORE – Directeur Gal adjoint NYSE EURONEXT, invité le 06/07/07

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Eric CHANEY, Olivier DAVANNE, Patrick ARTUS, invités le 21/05/07

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Franck DANGEARD – PDG de THOMSON, invité le 22/03/07

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Jean LEMIERRE – Pdt de la Banque Européenne de Reconstruction et Développement, invité le 07/03/07

thierry-desmarest
Thierry DESMAREST – PDG de TOTAL, invité le 27/02/07

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Charles MILHAUD – Pdt du Directoire de la Caisse Nationale des Caisses d’épargne, invité le 17/01/07

Deux approches différentes de la société juste

C’est en spécialiste du philosophe autrichien libéral Frédéric Hayek (1899-1992), que Philippe Nemo, directeur de recherche en philosophie économique, a développé, ce lundi 10 décembre 2007, la thèse selon laquelle la justice sociale est un mirage.

On considère souvent en Europe l’intervention de l’Etat comme nécessaire pour réglementer l’économie de marché, généralement vue comme une jungle génératrice de souffrance et d’injustice sociale. Depuis la fin du 19e siècle, le socialisme s’est élevé contre le libéralisme en essayant de promouvoir une idée de justice sociale, proche du concept de justice distributive d’Aristote : l’Etat doit présider au partage d’un bien ou d’un mal commun en fonction de la place et des besoins de chacun, et doit redonner aux uns ce que les autres ont gagné « injustement ».

Mais ce qui est efficace à l’échelle de la famille ne s’applique pas à une économie à l’échelle internationale, car il est impossible, sur des millions d’individus, de connaître les mérites de chacun au sein du système.

Pour Hayek, l’économie de marché doit plutôt être vue comme un système qui s’auto-organise, s’équilibrant entre l’offre et la demande, et dont les abus possibles sont corrigés par le droit. Toute intervention de l’Etat menace cet équilibre, et les prix doivent être fixés par la seule concurrence. Ce système fonctionne car il repose sur le principe de télécommunication : « je sais que X va se conformer au droit et me vendre son produit à tel prix ». Ce dont X a besoin comme moyen pour réaliser son produit est pour Y une fin (le produit vendu). Ainsi, les personnes coopèrent d’un bout à l’autre du monde pour des besoins économiques.

L’orateur rappelle qu’Hayek peut s’appuyer sur d’autres économistes pour soutenir cette thèse : Adam Smith (1723-1790) et la main invisible, Boisguilbert (1646-1714) pour lequel l’intervention de l’Etat crée le désordre, ou qui soutient que l’économie relève d’un équilibre général.

Cet ordre « auto-organisé » étant produit par des millions d’initiatives personnelles, il ne peut être qualifié de juste ou d’injuste : il est impossible de désigner un responsable quand collaborent des millions de personnes. Par exemple, la fermeture d’une usine, vécue comme injuste voire insupportable par ceux qui perdent leur emploi, doit être replacée dans le contexte de mondialisation : le marché, imprévisible puisque guidé par l’offre et la demande, comportant des aléas qu’on ne peut supprimer. Chaque personne participe au jeu, s’enrichit par lui, mais doit accepter en contrepartie que la production puisse subitement perdre toute valeur et son entreprise fermer, indépendamment de tout mérite personnel.

Partant de ces postulats, Philippe Nemo s’appuie sur les thèses de Hayek pour tenter de démontrer pourquoi le marché non régulé est la seule configuration dans laquelle la justice sociale peut exister.

Pour Hayek, il existe dans la société d’immenses réservoirs de richesse sociale, qu’il faut faire vivre en libéralisant les échanges. L’Histoire a démontré en cela la supériorité du système industriel sur le système féodal, dont la stabilité est menacée par le risque de pénurie entraînant des violences sociales.

Or, une économie de marché qui fonctionne entraîne un double paradoxe :
D’une part, les gens qui se sont enrichis par le marché ne sont pas plus méritants que d’autres : le revenu est en effet lié non pas au mérite mais à la valeur marchande, attribuée par le marché, de ce qui est vendu. D’autre part, nous trouvons sur le marché des produits et services à un prix nettement inférieur à ce que nous aurions été prêts à payer si nous n’avions pas eu le choix. La part du salaire allouée à la nourriture est ainsi passée de 80% à 20% en un siècle. Pourtant nous ne sommes pas plus méritants que les générations précédentes. Mais alors, si on accepte ce second paradoxe, on doit dans le même temps accepter le premier.
Nemo conclue que le procès contre l’injustice sociale n’a donc aucun fondement, et il va jusqu’à laisser entendre que si tout le monde possédait les mêmes richesses, nous mourrions de faim en quelques semaines…

Pas un ultra-libéral…

Selon Nemo, Hayek n’était pas forcément pour la mondialisation : il pense que le marché doit être circonscrit aux Etats qui ont les mêmes valeurs (protection de l’environnement, combat contre le travail des enfants…)

Les ultra-libéraux voudraient voir le rôle de l’Etat se cantonner aux fonctions régaliennes, et ne veulent en particulier pas d’un système de protection sociale (maladie, vieillesse). Hayek ne partage pas cet avis, car il admet qu’il y a des défaillances au marché.

Ainsi, les impôts constituent une sorte de chèque en blanc qui va être utilisé pour réaliser une gamme de services utiles à la société. C’est un système qui permet de payer un minimum, puisque tout le monde cotise. Mais en réalité, il s’agit plus de justice commutative que d’Etat providence : chacun bénéficie d’un retour sur cet investissement.

Ce raisonnement peut être étendu à la question de l’assurance (échange indirect assuré par des entreprises privées : chacun mutualise même s’il n’est pas actuellement malade ou accidenté), et même de l’éducation (je me rends service indirectement en finançant l’éducation d’enfants que je serai amené à côtoyer par la suite).

Contrairement à Tocqueville pour qui seuls les aristocrates sont libres, Hayek pense qu’il est possible dans un système libéral d’éduquer le goût de la liberté chez l’homme « de la masse », habitué pourtant à une vie soumise. Pour Barry Smith, la société libérale permet le plus d’accomplir une aventure personnelle. On y est libre de réussir ou d’échouer.

Enfin, Nemo s’applique à dénoncer les injustices que génèrent précisément les politiques dites de justice social. Il s’attaque notamment à la question des impôt, reconnaissant, certes leur nécessité dans la mesure où il en va de l’intérêt général que règne l’ordre public. La TVA qui est proportionnelle à la consommation, elle aussi paraît juste puisque plus je suis riche et plus je consomme. En revanche, considère-t-il, l’impôt sur le revenu n’apporte aucune contrepartie, il a été décidé sur la base de rapports de force au début du XXe siècle entre ceux qui avaient les richesses et ceux qui avaient le pouvoir. Il est donc injuste.

En conclusion, Nemo revient sur l’idée que chaque intervention de l’Etat dans l’économie de marché corrompt la synergie du marché, en permettant de continuer à produire des produits qui n’ont plus de valeur, ce qui entraîne un appauvrissement pour tout le monde…

Vers une humanité réconciliée ou vers le choc des civilisations ?

Le monde va-t-il vers une humanité réconciliée ou doit-on s’attendre à ce « choc de civilisations » dont parle Samuel P. Huntington1 ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre, lundi 23 avril, Frédéric Louzeau, philosophe et théologien, et Jérôme Vignon, économiste au cours de la dernière conférence des Lundis de l’économie organisés à la Sorbonne par l’Ajef.


L’unité humaine 
Pour Frédéric Louzeau il convient d’abord de surmonter la difficulté qu’il y a à s’entendre sur la mondialisation actuelle et sur l’avenir, pour lesquels nous manquons de recul, et qui, de plus, font écho aussi bien à l’affect et à la sensibilité qu’à l’intelligence et la capacité d’analyse.


L’idéal est celui de l’unité humaine, où chacun aurait pris conscience qu’il est solidaire et relié aux autres dans une seule et même destinée. Cette fraternité humaine existe déjà dans la cellule familiale, plus largement dans la Cité, la Nation, et même dans le groupement de nations comme l’Union européenne.

A mesure que ce cercle de fraternité s’élargit dans l’histoire humaine, chacun progresserait dans son humanité. Mais l’irréductible diversité des langues fait barrage et se voit comme  un obstacle de taille à la fraternité à l’échelle mondiale.

Facteur de cohésion qui fonde le droit, l’art et la religion sont  aussi  facteur de différentiation entre les peuples. L’individu voit alors l’humanité à partir de son propre point de vue et risque de l’imposer au monde au détriment des singularités et des différences des autres peuples. Dépasser cet obstacle en créant un socle de référence communes (liberté, égalité…) est illusoire, tant ces notions peuvent être interprétées différemment selon les peuples.


Pour ne pas céder à la tentation d’imposer aux autres son propre système de valeur, il convient d’adopter ce que Louzeau appelle un principe de discernement, à l’instar du philosophe et théologien français Gaston Fessard.

On ne peut cheminer vers une humanité réconciliée qu’en respectant les différences de chacun. 
Un ordre international auquel le monde serait docile pourrait mettre fin aux guerres fratricides.

Cet ordre serait basé sur la justice, mais aussi sur quatre principes déjà à l’œuvre dans l’Union européenne : bienveillance (rencontre entre les pays), assistance (solidarité), service mutuel (accueil des migrants), pardon des offenses (tels l’Allemagne et la France après la seconde guerre mondiale). 


Les difficultés et les lenteurs de la construction internationale, par exemple dans le cas de l’ONU, sont liées selon Louzeau à une double fragilité. Tout d’abord, la communauté de nations manque d’une communauté politique de même ordre. Elle ne dépend pour fonctionner que de la bonne volonté, de la vertu, des efforts et du sacrifice de ses membres. Elle manque d’un idéal unificateur, universel et concret, qui serait commun à tous. En d’autres termes, quel idéal suivre si tous les problèmes dans le monde sont résolus ?

Il faut donc aller à un autre niveau d’explication du monde, à ce qui transcende et garantit l’humanité sans détruire ses particularités. C’est l’idéal de fraternité universelle, présent dans la chrétienté, mais qui n’est pas partagé par tous sur terre. On voit que la construction de cet ordre international promet d’être longue et compliquée, mais l’espoir aussi bien que le vide de la déception laissent tous deux une place à prendre, l’idée qu’un nouveau monde est possible. 
En l’absence de règles d’unité politique 
Pour Jérôme Vignon, l’idée d’une unité fraternelle internationale telle qu’avancée par Louzeau est trop ambitieuse. Et celle de surpasser la barrière des langues représente un idéal dont on peut faire l’économie.

A l’échelle de l’Union européenne, il faut rappeler que la construction d’une telle union est un cheminement long, et que « l’Europe ne se fera pas en un coup ». Le seul moyen de tendre à la réconciliation est de trouver le chemin pour réduire les fractures crées par les incohérences de la mondialisation néo-libérale et révélées, entre autres, par le choc des civilisations tragiquement illustré le 11 septembre 2001. Faut-il considérer, comme Samuel Huntington, que l’humanité ne peut se passer de guerre ? Cela semble se vérifier dans les conflits religieux actuels, tels qu’il en existe dans le monde musulman entre chiites et sunnites, et dans la diabolisation de l’Occident. 


La mondialisation actuelle pèche par le décalage entre l’Occident et les pays comme la Chine. Cette interdépendance n’a rien à voir avec celle qui existe dans une nation ou un groupement de nations comme l’Union européenne. Il y a un réel déséquilibre entre la dérégulation du marché et l’absence de règles d’unité politique, portant sur les questions environnementales et sociales. Les institutions internationales comme le FMI (Fonds monétaire international), l’OMC (Organisation mondiale du commerce) ou la Banque Mondiale devraient être plus développées. L’exemple du protocole de Kyoto illustre bien l’importance du processus collectif qui doit primer sur l’intérêt de chaque nation.

L’Union européenne a réussi à imposer l’idée d’un engagement communautaire demandant plus aux pays les plus développés, face aux Etats-Unis qui prônaient le maintien absolu des souverainetés nationales et la généralisation des permis d’émission de CO2. En contrepartie, les outils de marché ont tout de même été intégrés, ainsi que la possibilité pour les pays du Nord d’investir dans le Sud sans grever leur propre bilan énergétique.

Ce protocole dépasse la question environnementale, car le réchauffement climatique a des conséquences humaines et économiques énormes, que l’on voit déjà dans l’afflux massif d’immigrés sur les côtes espagnoles. Pourtant les Etats Unis ne l’ont pas ratifié car l’Inde et la Chine refusaient de s’impliquer au même titre que les pays riches, et c’est la Russie qui a permis son entrée en vigueur en 2005. 
Les instances internationales, où chaque nation possède une voix et où l’unanimité est requise, sont en perte d’influence, et on voit la différence avec le fonctionnement de l’Union européenne qui place l’intérêt communautaire au cœur de son innovation institutionnelle : les Etats les plus forts ne demandent pas un nombre de votes proportionnel à leur poids, et les plus petits n’abusent pas de leur pouvoir.

Ce multilatéralisme permet de maintenir la singularité des nations tout en mettant en place des instances supra-nationales. A l’heure où les identités nationales sont exacerbées dans des pays comme la France, tout l’enjeu réside dans la non instrumentalisation, voire la non diabolisation de la Communauté Européenne.


La finance islamique 
Cette dernière conférence s’est achevée sur l’intervention  d’Hervé Juvin sur la finance islamique. La finance islamique se particularise par la nécessaire conformité des opérations financières avec la charia (la loi islamique), labellisées par une fatwa. Ce phénomène apparu dans les années 1970 tend à s’amplifier, et suscite bien des convoitises dans le monde de la finance. Ainsi, Londres a décidé de devenir la capitale mondiale de la finance islamique, en concurrence directe avec des villes comme Dubaï et le Caire.

A l’horizon 2008, ce sont plus de 1 000 milliards de dollars qui seront gérés selon la charia, soit plus qu’aucune société privée. 
Les attentats du 11 septembre 2001 et la réponse américaine sont en grande partie responsables de l’amplification de ce mouvement. En effet, les Etats-Unis ont mis en place unilatéralement la « War on terror », décernant à certains pays l’appellation d’Etats voyous avec lesquels toute coopération financière devait cesser, ce qui a eu pour effet de bloquer tous les fonds émanant de ces Etats et transitant par les banques américaines et donc de pénaliser d’autres partenaires de ces pays comme la France et l’Union Européenne.

De plus, les Etats-Unis ont reconnu en 2006 qu’ils pouvaient contrôler la totalité des transactions et des mouvements de fonds par l’intermédiaire de la société Swift. La finance islamique est donc convaincue de la nécessité de faire émerger une autre planète financière, non soumise à la toute-puissance américaine. 
Le monde a connu au XXe siècle des forces d’unification sans égales, portées par les médias qui ont imposé un monde unique de représentation dicté par l’occident.

On observe que l’heure est à présent à la prise de distance avec ce modèle, et à la recherche de valeurs, d’un mode de vie qui ne doivent rien à l’occident.

La déroute de l’Etat nation ?

Jacques Attali a-t-il raison de dire comme il le fait dans son nouveau livre Une brève histoire de l’avenir,  que l’affaiblissement actuel du politique annonce sa disparition à l’horizon 2050  au profit d’une vision économique du monde ?  Dans la conférence sur la mondialisation qu’il a donnée lundi 12 mars à la Sorbonne , Marcel Gauchet s’est inscrit en faux contre cette idée : pour le philosophe, responsable de la revue « Le débat », les entreprises ne sont pas appelées à se substituer à l’Etat et l’homo economicus restera un homo politicus.

Si on se place dans une perspective historique longue, on constate que l’économie de marché a émergé grâce à l’aménagement de l’espace intérieur et extérieur des Etats-Nations en Europe, au moment où les pays « sortaient » de la religion. Avant cette rupture, le pouvoir venait d’en haut et ne faisait qu’un avec la société.

A présent, la société s’affranchit du pouvoir politique, et celui-ci ne devient légitime que s’il la représente. Le politique passe au statut d’infrastructure au service d’une société d’individus libres de nouer entre eux les liens qu’ils veulent. Le capitalisme de marché ne peut pas se concevoir sans le cadre politique, juridique et institutionnel fourni par l’Etat-Nation. Marcel Gauchet rappelle pourtant qu’il  faut se méfier des capacités autodestructrices de la libéralisation.
Gardons-nous trois fois …

Gardons-nous d’abord « de l’amnésie historique » : l’observation d’un affaiblissement des prérogatives de l’Etat est basée sur une période courte. Avant 1914, le marché était déjà une réalité, qui n’empêchait pas la souveraineté très affirmée des Etats.

Ensuite, « gardons-nous de l’européo-centrisme » : la configuration de l’Union européenne est une exception, et non la norme à l’échelle planétaire. Le nationalisme est au cœur de la mondialisation : réveillé aux Etats-Unis par les attentats du  11 septembre, évident dans l’affirmation de la Chine et de l’Inde, il permet à de nombreux pays de retrouver une influence politique sur la scène mondiale.

Enfin, « gardons-nous de l’illusion de linéarité » : ce monde apparut de nulle part vit dans l’illusion de vivre éternellement. 
La mondialisation est plus fragile qu’il n’y parait et va vers quatre murs que décrit Marcel Gauchet :

– un mur écologique, mais aussi politique, potentiellement explosif, dans la mesure où il est impossible d’assurer à la population mondiale – 9 milliards d’individus en 2030 – les conditions et le mode de vie des Américains ou des Européens. En d’autres termes, la mondialisation est portée par une promesse non tenue. De plus les pays occidentaux vivent dans l’illusion qu’ils vont garder leur avantage comparatif, refusant d’admettre que les autres pays ont bien l’intention de combler leur retard.

– La libre circulation et le libre établissement des hommes : Avec l’explosion de l’individualisme à l’échelle planétaire, chacun revendique le droit de s’installer où il veut, et surtout où les conditions de vie sont les meilleures. L’immigration va devenir un problème ingérable.

– L’illégalité : 30% de l’argent en circulation vient des mafias, qui sont des acteurs privilégiés de la mondialisation au même titre que les organisations internationales et les entreprises multinationales.

– La stabilisation démographique : La croissance économique est toujours allée de pair avec la croissance démographique, mais ce processus touche à sa fin. La seule manière de combler ce décalage qui nait en Europe est de faire appel à l’immigration. Cette solution ne peut être que provisoire et il faudra un jour se contenter d’une croissance ralentie.

Il est donc impossible que le fonctionnement actuel du monde se perpétue de manière stable. Ce sera au  politique de jouer son rôle dans les rééquilibrages qui s’imposeront.

Le cas singulier de l’Union Européenne :

Le rapprochement des nations dans l’Union Européenne a fait croire à la disparition des Etats, qui ont perdu des prérogatives clés comme l’autorité et la défense de la nation. On a l’impression que les sociétés fonctionnent par elles-mêmes, que « la gouvernance remplace les gouvernements ». En réalité, l’Etat-Nation s’efface car il a achevé sa métamorphose, passant d’une instance d’imposition à un rôle d’infrastructure et de relation. Or son rôle est plus important que jamais, car il fait fonctionner la société. Ceux qui jugent cette infrastructure trop chère ne voient pas les bases sur lesquelles reposent les sociétés.

L’originalité de l’Etat-Nation est qu’il concilie la multiplicité dans un espace homogène et commun. Les règles communes et le partage des règles fondamentales marchent tant que l’on admet les légitimes variations dans les manières de mettre ces règles en place. Vingt-sept membres dans l’Union fonctionnent forcément différemment, même s’ils suivent les mêmes principes : « Tout le monde fait la même chose, chacun à sa manière ». L’impasse actuelle de l’Union Européenne réside dans la définition de son identité : l’union de nations n’a pas vocation à devenir une ‘super nation’. Cette question  s’ouvre sur l’avenir et le rôle que l’Europe va jouer dans le monde.

La création d’un Etat mondial pour résoudre les problèmes globaux peut paraître séduisante, mais ce serait la pire des solutions car incapable de tenir  compte de la réalité  : les Etats-Nations sont seuls aptes à gérer les problèmes vitaux des sociétés En cela, l’Union Européenne est supérieure aux décevantes organisations internationales. 


Conclusion :

Nous sommes actuellement à la fin de la phase anarchique de la mondialisation. La phase actuelle de libéralisation économique et sociale appelera un effort considérable d’organisation politique, qui peut-être ouvrira la voie à un nouveau cycle de libéralisation. Mais on constate l’obsolescence des vieilles réponses  pour faciliter  cette transition.

Marcel Gauchet souligne qu’on ne reviendra pas sur la mondialisation actuelle, ni sur les libertés conquises par les individus et les sociétés, car toutes reposent sur l’essence même des institutions. Par ailleurs, l’Etat-Nation ne pourra pas commander à l’économie, sous peine de basculer dans le totalitarisme. En revanche, il faut  sérieusement s’atteler à préserver les conditions de fonctionnement de l’économie contre ses propres dérives destructrices.

Les défis qui nous attendent nécessitent du réalisme quant aux conditions économiques et politiques de la mondialisation. Dans le cas contraire, la naïveté risque de nous conduire à commettre les mêmes erreurs qu’en 1914.

Le marché mondialisé : progrès ou calamité ? La réponse du philosophe

Que peut dire le philosophe de la mondialisation ? Son point de vue a-t-il plus de poids que celui de l’historien, de l’économiste ou du géographe ? Pierre Manent opte pour le point de vue du politique, c’est-à-dire celui que devrait adopter tout homme politique et celui que nous sommes nous-même amenés à adopter. Entendant le grand bruit qui se fait autour de la mondialisation, il s’interroge : est-ce si nouveau ? Karl Marx décrivait le même phénomène en 1848, parlant du capitalisme qui bouleverse les données économiques. Est-ce si catastrophique ?

Peut-être pas au regard des pays pauvres qui s’enrichissent. En tout cas, ce ne serait pas dans l’économie elle-même que résiderait le changement. Le monde, comme unité de communication fait sens car il a un centre : les Etats Unis d’Amérique, où ont été élaborés tous les instruments techniques, linguistiques et financiers.

Ce sont les Etats-Unis qui ont réalisé une mondialisation délibérée, en créant des systèmes bancaires et financiers internationaux après la seconde guerre mondiale, avec les accords de Bretton Woods, confortant leur position à la chute du communisme.
Quand la Chine s’éveille  Mais voilà que, depuis, on assiste au surgissement de la Chine, dont le succès a été plus rapide qu’elle même ne l’escomptait.

Il en  résulte un nouvel axe de la mondialisation fondé sur le pays le plus riche et le pays le plus peuplé. Axe fragile, car  la rapidité des changements en Chine expose ce pays à de nombreux risques d’instabilité, voire d’arrêt brutal, tandis que les Etats Unis semblent avoir passé le point culminant de leur puissance.

C’est que le monde est constamment traversé de mouvements politiques qui mettent en péril la mondialisation dans ce qu’elle aurait d’unificateur. Rousseau (L’Emile, 1762) et Kant (Projet de paix perpétuelle, 1795) n’avançaient-ils pas  déjà l’idée d’une pacification des peuples lorsqu’ils sont réunis ? Et Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, ne parle-t-il pas de l’aspect moral lié à l’unification physique, financière et économique du monde ?  « Partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces », écrivait-il. 


Un processus d’unification Le progrès économique tendrait donc à faire disparaître les préjugés, la xénophobie, et la mondialisation serait  un processus d’unification humaine, portée par une philosophie, celle d’aujourd’hui étant fondée sur une conception universaliste particulièrement exigeante puisqu’il s’agit des Droits de l’Homme. Malheureusement, fait remarquer Pierre Manent, seul l’Occident adhère à cette théorie de la ressemblance humaine.

Le processus est donc basé sur un malentendu, car pour les non occidentaux, le but est de rattraper les pays de l’Occident et de mettre un terme à deux siècles d’humiliation. Voilà une situation  lourde de déconvenues futures. La puissance occidentale est menacée de déclin. Les autres puissances ne sont pas encore arrivées au stade où elles édicteront leurs propres règles. Elles se contentent pour l’instant d’adopter, et d’adapter comme elles l’entendent, les règles occidentales. Situation  instable.
Le rôle de l’Etat Les mondialistes ont souvent une conception mystique du marché, soutient Pierre Manent, oubliant qu’il s’accompagne d’un volet politique.

Mais les alter mondialistes, pour leur part, ne voient pas que la mondialisation a permis de garantir la démocratie. Aujourd’hui, au cœur du dispositif européen moderne réside la notion d’un Etat souverain et libéral, au-dessus de tout pouvoir social, profane ou religieux. Le marché n’est donc pas une jungle, car il suppose l’absence de guerres, civiles ou religieuses. Reste le problème des inégalités choquantes, mais celles-ci doivent être tempérées par l’Etat souverain, qui impose des limites.


Selon certains théoriciens socialistes comme Durkheim, l’anarchisme du marché doit être ramené sous le contrôle de l’Etat. Cependant, l’histoire a montré que le contrôle socialiste était plutôt opaque… Selon les capitalistes, l’usage économique des ressources disponibles n’est possible que si tout le monde trouve un prix dans un marché compétitif. L’Etat doit laisser chacun libre, sinon on revient à des commandements personnels ou religieux.
Malheureusement, la somme de ces idées rationnelles crée une situation irrationnelle, avec des conséquences telles que la destruction de la planète (conséquence aussi présente dans le projet de contrôle socialiste).

C’est surtout une conséquence du projet moderne, qui place la technique au service de l’amélioration des conditions de vies, avec la volonté d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Mais alors, chacun devrait se sentir responsable, car tout le monde veut avoir chaud l’hiver et frais en été, se déplacer à grande vitesse sur toute la planète et avoir accès aux loisirs…

Toutefois, la protection de la nature n’est pas incompatible avec le raisonnement capitaliste, puisque celui-ci fait de l’argent sur tout, ose Pierre Manent… 
Dos à dos L’unité de la mondialisation apporte le progrès selon les mondialistes, et provoque l’emballement de la machine inégalitaire et la loi du rendement financier selon ses détracteurs. Ces deux conceptions relèvent d’une illusion commune : le fait d’étendre à l’échelle mondiale des conceptions et tendances qui nous sont propres, alors que le monde n’est pas lisse. De même la mondialisation a-t-elle fait surgir deux groupes humains aux deux extrêmes : les agents actifs,  « heureux du monde » et les malheureux en marche vers la promesse du bonheur.

En réalité, dira en conclusion Pierre Manent, le marché n’est qu’une organisation humaine, qui dépend donc de nos qualités et de nos défauts.