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Améliorer les relations clients / fournisseurs : mission impossible ?

Les entreprises mesurent tous les jours combien la création de valeur dépend de leurs relations avec leurs partenaires. Les États généraux de l’Industrie ont souligné l’acuité des tensions clients-fournisseurs. Le médiateur de la sous-traitance a été désigné pour guérir l’industrie française de ce mal très ancien, qui peut être fatal en période de crise : est-ce ou non une mission impossible ?

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Rousseau : « La volonté générale, entre raison publique et passions sociales »

I – Un problème de philosophie politique et sa réplique dans l’interprétation de Rousseau

Il y a bientôt cinquante ans, Jürgen Habermas publiait son premier grand ouvrage : l’Espace public. Il y définissait la société politique moderne comme « sphère publique bourgeoise » parce qu’elle se caractérise à la fois par la constitution du champ politique en espace de délibération argumentée, universellement ouvert en principe, mais aussi par sa restriction de fait à ceux dont la voix est reconnue pour socialement légitime. Cette contradiction lui paraissait d’autant plus ruineuse que les nouvelles formes de communication, les mass media, tendent à substituer à l’échange d’opinion argumenté la distribution de signes consommables.

De là le risque d’une mutation de la sphère publique de délibération en une fabrique de l’opinion dont l’objet est la production unilatérale d’affects qui ne visent pas à susciter des réponses mais, sur le mode publicitaire, à induire des conduites. Deux voies semblaient alors ouvertes aux yeux d’Habermas : l’accession des masses à l’espace public délibératif ou la substitution de l’affect à la rationalité comme principe de l’opinion publique. On sait laquelle a été le plus fréquentée durant les dernières décennies. Bien des raisons l’expliquent. Et d’abord le rétrécissement du domaine de la délibération et de la décision politiques, sous l’effet conjugué de la minoration libérale de l’État et de la globalisation du marché.

Mais le modèle de la démocratie délibérative n’a pas seulement été ébranlé par les mutations politiques, économiques et sociales de la proche modernité. Il semble aussi être affecté par une anémie dont les causes seraient endogènes. J’en distinguerai deux principales. Dans la constitution des États modernes, la démocratie de délibération s’est identifiée à la démocratie représentative. Les élections assurent la représentation de l’opinion, mais c’est entre les représentants élus qu’a lieu la délibération décisionnelle.

Un double effet en résulte, d’une part de dissociation entre l’opinion et la délibération, de l’autre de réduction de l’exercice de la citoyenneté au seul processus électoral. L’exigence d’une citoyenneté participative et l’émergence de la société civile comme instance tierce, entre l’État et le marché, peuvent se concevoir comme des antidotes à l’anémie dont souffre la démocratie.

J’ai interrogé ailleurs ces relations. Mais le modèle de l’espace public délibératif a été contesté dans son principe même. Faisant la généalogie de la notion d’opinion publique, Habermas avait discerné un tournant décisif dans le courant du XVIIIe siècle : le passage de l’opinion commune, qui est l’expression d’affects sociaux enracinés dans les mœurs, à l’opinion publique, qui est celle d’un public faisant un usage critique de sa raison dans un processus de discussion collective.

Kant en aurait formulé le principe dans sa Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Or, dans le sillage d’un courant qui ne s’est jamais rendu aux raisons des Lumières et qui est passé en deux siècles, entre autres, par les théoriciens français de la contre révolution, des sociologues comme Ferdinand Tönnies, plus récemment par les penseurs communautariens, ce qu’on peut appeler l’anthropologie sociale des Lumières a de plus en plus largement été contestée comme fondée sur un rationalisme irréaliste.

Ce n’est pas du processus cognitif et procédural d’une délibération ratiocinante mais d’affects collectifs ou passions sociales par lesquels l’individu s’éprouve attaché à une communauté, que procéderait la consistance du lien social. Bien que ces options soient rarement poussées à leurs conséquences ultimes, nous sommes placés aujourd’hui devant une alternative : maintenir avec les Lumières un idéal de rationalité politique pour lequel les passions sociales sont un facteur régressif d’hétéronomie, ou rompre avec cet idéal formel et utopique et faire des sentiments d’appartenance le fondement du lien social.

C’est en tout cas autour de ces pôles que s’organise le discours politique contemporain, dans des formes qui vont de la pure idéologie aux théories les plus élaborées. Je me propose de mettre en question le bien fondé de cette alternative en m’appuyant sur Rousseau. Non parce qu’il fournirait une solution clé en mains mais parce qu’il peut nous permettre de comprendre comment cette opposition entre rationalité politique et passions sociales s’est imposée dans le cours de la modernité, et ainsi d’identifier ce qu’elle peut masquer.

Paradoxalement, ce qui est communément présenté comme un point de faiblesse de Rousseau nous ouvrira la voie. Parce qu’elle est d’une grande complexité, sa pensée est souvent tenue pour contradictoire. Et ces contradictions se reflèteraient dans celles de ses interprétations. D’un côté, dans la tradition républicaine française en particulier, l’idée de volonté générale passe pour l’expression politique adéquate du rationalisme universaliste des Lumières. Là où ses contemporains mettaient encore leur espoir dans la raison des gouvernants – c’est ce qu’on appellera ensuite le despotisme éclairé –, Rousseau aurait fixé un tout autre horizon, celui d’un peuple éclairé. En formant ses principes du droit politique – c’est le sous titre du Contrat social – il se serait donné pour objet de dégager les conditions institutionnelles d’une « société bien ordonnée », permettant le dépassement de la particularité, celle des intérêts et des volontés particulières, pour accéder à la généralité de la loi, dont l’objet est l’intérêt commun et le sujet le peuple.

Pour former la volonté générale il faudrait faire en sorte que chacun, comme citoyen, veuille ce que sa raison lui fait connaître comme l’intérêt de tous. On le notera, cette lecture de Rousseau en fait le Jean-Baptiste de la bonne nouvelle Kantienne. Cependant, d’un autre côté, on a depuis longtemps mis en question cette interprétation. La prétendue rationalité de la volonté générale serait minée de l’intérieur par les conditions passionnelles et en fin de compte irrationnelles de sa formation et de son effectivité. Le Contrat social en ferait l’aveu explicite en deux lieux décisifs.

Le chapitre sur le Législateur d’abord (II, 7). Rousseau y reconnaît que, dans le commencement des sociétés, il a bien fallu que l’union sociale se forme en prenant appui non sur la volonté générale du peuple, encore inexistante, mais sur les sentiments que son « instituteur » a su lui inspirer en s’appuyant sur l’autorité divine (Moïse en est l’archétype).

Le chapitre sur la religion civile, sur lequel se clôt le Contrat social, serait un aveu plus criant encore de l’insuffisance principielle de la volonté générale, puisqu’il concerne non le moment de l’institution mais les sociétés instituées: Rousseau y affirme la nécessité de croyances qui produisent et garantissent les « sentiments de sociabilité » dont découlent l’attachement des citoyens à leur patrie et leur adhésion aux décisions de la volonté générale.

On ne serait d’ailleurs pas en peine de trouver d’autres lieux dans son œuvre où sont soulignées les conditions passionnelles de l’union sociale. C’est ce qui a conduit Habermas, bien qu’il reconnaisse en lui l’inventeur de l’expression opinion publique, à exclure Rousseau de la généalogie de son concept moderne. Il en est de même de l’un des auteurs majeurs de l’actuel revival républicain : Philip Pettit.

De ce second point de vue Rousseau et Kant représentent donc deux voies alternatives. On pourrait sans doute opposer à cette ligne interprétative que la lecture des chapitres sur lesquels elle s’appuie ignore leur place dans l’économie argumentative du Contrat social, alors qu’il est possible, sous cet regard, de dissiper cette apparence de contradiction. La définition de la volonté générale et la figure du législateur relèvent en effet de deux régimes discursifs que Rousseau distingue et articule clairement en abordant le rôle du législateur : celui du « droit politique » d’une part, et celui de « l’histoire de la morale », soit du processus de civilisation de l’autre : les chapitres 7 à 10 du livre II relèvent de ce second registre.

De même, Rousseau ne fait pas de la religion civile une « partie constitutive » des institutions politiques mais, c’est le cas de tout le livre IV, la définit comme un «moyen», un « instrument » qui peut « affermir » les institutions. Je ne développerai pas ces arguments qui exigeraient des détails dont ce n’est pas le lieu ici. Mais il y a plus.

Pour satisfaisants qu’ils soient, ces arguments laissent subsister la question essentielle : comment Rousseau, non du point de vue de la technique institutionnelle ni de celui de la factualité historique, mais de ce qu’on pourrait appeler son anthropologie de la société, articule-t-il les passions sociales et la raison publique ? C’est sur ce point que portent à mes yeux ses thèses les plus fondamentales, les plus fécondes, et pourtant les moins connues. Pour dégager ces thèses, je montrerai que, pour former son concept de volonté générale, Rousseau redéfinit en profondeur aussi bien la relation entre passion et raison que la relation entre entendement et volonté.

II – Passion et raison : sur l’anthropologie du corps politique.

Pour engager l’examen de la première relation, je ferai un premier et bref détour par la caractérisation de courants auxquels Rousseau se confronte, sur la double modalité de l’héritage et la rupture. Lorsqu’il évoque les penseurs modernes de la politique, il distingue volontiers deux grandes traditions : celle des politiques et celle des jurisconsultes. Au nombre des premiers il faut compter Bodin et Hobbes mais aussi Richelieu, moins pour son action que pour son fameux Testament, et un certain nombre d’idéologues de la monarchie moins connus.

Ces politiques ont à ses yeux trois présuppositions en commun : 1° ils font de la politique l’objet d’un discours théorique et technique qui se distingue de ceux, normatifs, aussi bien de la théologie et de la morale que du droit, 2° ils sont des théoriciens du principe de souveraineté, en ce sens que pour eux c’est le pouvoir exercé par le souverain sur la société qui donne à celle-ci son unité, 3° ils font du calcul rationnel (à la fois calcul des intérêts, des moyens efficaces et des forces en jeu) le principe régulateur de la sphère politique. En ce sens, les politiques sont pour Rousseau les théoriciens de la raison d’État.

La seconde tradition est celle des jurisconsultes, qu’on dit aussi jusnaturalistes parce que ce sont des théoriciens du droit naturel : Grotius et Pufendorf en premier lieu, mais aussi Barbeyrac et Burlamaqui. Malgré leurs différences, les jusnaturalistes partagent aussi un socle commun d’idées :

1° Ils jugent nécessaire et possible de définir des principes de droit naturel qui fondent selon eux de véritables obligations. En premier lieu la règle : pacta sunt servanda (les accords contractés doivent être respectés). De ces principes de droit naturel découlent ceux du droit public interne (le droit politique) et externe (le droit des gens).

2° les jusnaturalistes, croisant les traditions aristotélicienne et stoïcienne, attribuent aux hommes une sociabilité naturelle qui les pousse à former une union sociale dont la fin n’est pas seulement leur utilité commune mais surtout leur accomplissement moral.

3° Cette sociabilité peut être réglée par le droit naturel parce que les hommes sont naturellement doués d’une droite raison (recta ratio) qui ne relève pas du calcul mais de la raison pratique : par elle nous connaissons ce qui convient à notre nature.

Rousseau sait bien que les penseurs modernes de la politique ne peuvent tous se ramener à ces deux courants. Ceux dont il se sent le plus proche, John Locke et Algernon Sidney, n’appartiennent pleinement ni à l’un ni à l’autre. Celui avec qui il rivalise, Montesquieu, se situe sur un autre plan. Il sait aussi que certains, comme Hobbes, peuvent les croiser. Nous savons, nous, que Rousseau leur doit plus qu’il ne le dit : souvent, il s’appuie sur les principes des uns pour contester ceux des autres et vice versa.

Mais – c’est le point remarquable en ce qui concerne la question précise qui m’occupe – il considère ces courants ensemble pour dénoncer ce qu’il estime leur erreur commune. On vient de le voir en effet : bien que ce soit au sein de dispositifs conceptuels bien différents, politiques et jurisconsultes tiennent la rationalité pour une donnée anthropologique primitive : pour les uns sous le modèle de la rationalité de calcul, orientée par l’intérêt et l’efficacité, pour les autres sous celui de la rationalité pratique, orientée par la convenance naturelle. Or Rousseau conteste que la raison, qu’on l’entende d’une façon ou de l’autre, soit une faculté primitive de l’homme. Non seulement cela mais, par voie de conséquence, il conteste aussi que les institutions politiques puissent et même doivent substituer la raison aux passions comme ressort du lien social. Je tenterai de montrer ce qui fonde ce double refus et surtout quelles conséquences exactes en tire sa pensée politique. Pour cela, je prendrai d’abord appui sur le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.

Le second Discours est fondé, on le sait, sur le rejet du principe jusnaturaliste de sociabilité. Les hommes, si on les considère dans l’état de nature, ne vivent pas en société, ils errent, libres et épars, et ne sont liés les uns envers les autres par aucune obligation : le penchant qu’ils ont à la pitié concerne tous les êtres sensibles et ne les oblige pas. Ce refus du principe de sociabilité est ce que Rousseau partage avec Hobbes, bien qu’il refuse de lui substituer, comme l’auteur du De Cive et du Léviathan, une peur réciproque source de mutuelle hostilité. Mais, ce second point est rarement perçu, la principale différence de l’anthropologie de Rousseau avec celle de Hobbes est ailleurs.

Pour Hobbes, la peur qui met les hommes sur la défensive est aussi la racine du calcul d’intérêt qui va les pousser à se soumettre à une autorité commune capable d’assurer leur protection. Rien de tel chez Rousseau. Et cela pour cette bonne raison que la rationalité, comme capacité de calcul, ne peut être cause de la formation des liens de société puisqu’elle ne se développe qu’avec la société civile : elle en est l’effet. Pour calculer, il faut d’abord savoir distinguer, comparer, évaluer.

Or la capacité à conduire ces opérations n’apparaît en l’homme que sous l’effet des passions de préférence, d’envie et de rivalité, qui naissent dans la société et de la société. Du développement des besoins à celui des passions, et de celles-ci au développement de la capacité de raisonner, il y a un enchaînement que seule la société peut mettre en branle. Deux passages clés du second Discours donnent de cette thèse des versions négative puis positives (textes 1 et 4). Cette relation n’est d’ailleurs pas unilatérale : l’Essai sur l’origine des langues montre, en retour, que le développement des passions est lui-même conditionné par celui de l’entendement. Parce qu’il ignore ces deux relations, Hobbes reste au fond dans le cadre anthropologique jusnaturaliste.

Aussi bien, le même argument qui vaut contre Hobbes pour la capacité de calcul rationnel, l’entendement, vaut contre les jusnaturalistes pour la raison pratique et le jugement moral. Si l’on peut parler d’une bonté naturelle de « l’homme de la nature », ce n’est qu’en un sens négatif (il ne veut pas de mal à autrui) et instinctif (il répugne à voir souffrir un être sensible). La bonté morale n’est rendue nécessaire et possible que par le développement conjoint des passions sociales et de la faculté de raisonner (textes 2,3).

Le second Discours est donc en large part consacré à démontrer que, de quelque façon que l’on définisse la raison, elle est un produit « des plus tardifs » de l’esprit humain et que son développement dépend de celui des passions. Cette dernière indication doit s’entendre aussi de façon positive : c’est grâce aux passions que notre raison se développe. Toute une part de la pédagogie de l’Émile repose sur cette idée : c’est en ménageant un bon ordre passionnel que le précepteur guide la formation intellectuelle de son élève.

Prendre au sérieux cette thèse implique donc rigoureusement qu’il y a toujours des conditions passionnelles de la rationalité. Sentiments et raisons, c’est un point décisif de l’anthropologie de Rousseau, sont pour le meilleur et pour le pire toujours coextensifs.
Que cette thèse soit aussi au cœur de sa pensée politique, c’est ce qui est clairement rappelé par le chapitre 8 du livre I du Contrat social (texte 5).

Si Rousseau rappelle cette thèse en ce lieu, ce n’est pas seulement pour dresser un bilan du passage à l’état civil, mais aussi parce qu’elle constitue une clé pour la théorie de la volonté générale qui sera développée au livre suivant. Pour autant, en effet, que l’on puisse définir, comme Rousseau va le faire, la volonté générale par la notion de raison publique, il faut comprendre aussi que le développement de celle-ci ne peut avoir lieu sans celui des passions sociales qui lui correspondent.

Encore une fois, je n’entrerai pas dans les analyses techniques que cette idée demande, mais on voit déjà ce qu’y gagne la compréhension de la pensée de Rousseau : le processus de généralisation des volontés particulières dont dépend la constitution d’un ordre politique légitime est bien un processus cognitif (faire que chacun reconnaisse dans l’intérêt commun le sien propre) mais pour cela même, et non malgré cela, ni même à côté de cela, ce processus requiert des conditions proprement passionnelles.

Il est loin de faire du « silence des passions » la condition de « la volonté générale du genre humain », comme le faisait Diderot, en reprenant une expression de Malebranche, dans l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie. Pour Rousseau, le processus cognitif de généralisation implique des affects de généralisation : il faut que les sentiments s’élargissent pour que les idées s’étendent (texte 6). Comme l’Émile développe une pédagogie des passions individuelles, le Contrat social a donc besoin d’une politique des passions sociales, non pour les substituer aux lumières publiques mais pour permettre à celles-ci de se développer.

Toute la question, dès lors, est de savoir quelles passions ont ce pouvoir de généralisation. La réponse de Rousseau est claire : ce sont les passions qui développent dans le moi des sentiments expansifs. Ce sont les passions de la liberté et de l’égalité (CS II, 1), l’amour de la patrie aussi (dans le DEP). Quelles passions font inversement obstacle à la généralisation ? Les passions retrécissantes qui renferment l’individu sur lui-même (CS III, XV). Le même principe commande la typologie politique des religions (CS, IV, 8). Que Rousseau au demeurant soit conscient de l’ambivalence des passions sociales, c’est ce qu’il montre clairement dans ses Principes du droit de la guerre où, contre Hobbes, il montre que la source des guerres n’est pas dans la nature de l’homme mais dans le principe d’expansion qui anime les corps politiques (texte 7).

Il faut discriminer les passions socialisantes et généralisantes de celle qui défont le lien social ou le rendent exclusif. On pourrait imaginer en prolongeant cette perspective une pathologie des sentiments démocratiques dont les formes de base seraient la passion douce et déliante qu’est l’individualisme pour l’amour de l’égalité et de la liberté (Tocqueville l’a bien vu) et la passion violente et bellifère qu’est le nationalisme pour l’amour de la patrie. On pourrait encore suggérer que l’identitarisme contemporain est un avatar croisé et mesquin de ces deux grandes formes pathologiques.

La nature d’une politique est en partie définie par celle des affects sur lesquels elle s’appuie et qu’elle contribue à développer, par celle aussi des affects qu’elle est impuissante à faire naître. Spinoza l’avait bien vu qui soulignait que plus les hommes ont le sentiment d’exercer un pouvoir dans la société plus ils lui sont attachés, et qu’au contraire les réduire à la passivité c’est faire d’eux les ennemis de l’État.

On le voit, les principes de l’anthropologie de Rousseau et ceux de sa politique sont profondément cohérents. C’est en rompant avec l’opposition entre passion et raison dont les Lumières avaient hérité à la fois des jusnaturalistes et des politiques, qu’il pense la possibilité d’un peuple éclairé. En montrant aussi que les affects sociaux ne sont pas univoques : les uns sont le ferment des lumières publiques, les autres leur inhibiteur. Ces principes, le républicanisme qui pourtant s’est réclamé de lui ne les a jamais adoptés. Et lorsque le rôle politique des passions a été reconnu, c’est pour substituer les affects à la rationalité comme principe du lien social.

Les figures du communautarisme et du populisme, si elles ne sont pas identifiables, ruinent également l’idée même d’un espace public délibératif. À suivre Rousseau, en revanche, c’est en reconnaissant la place des affects dans la formation de la rationalité, dans l’individu comme dans la société, que l’on peut échapper à l’alternative ruineuse entre raison publique et passions sociales.

III – Entendement et volonté : sur le statut de la décision politique.

Je voudrais montrer maintenant que le remaniement de la relation entre affects et rationalité a chez Rousseau son corolaire concernant celle de l’entendement et de la volonté. De nouveau, je partirai d’une difficulté soulevée par la lecture du Contrat social. Plus exactement je reviendrai sur l’une de celles que j’ai écartée peut-être un peu vite.

Pour rendre compte de la signification du chapitre sur le Législateur, j’avais souligné que sa place dans l’économie de l’ouvrage correspondait à un déplacement de la problématique du droit politique qui commande le livre I et les six premiers chapitres du livre II vers celle, plus historique, qui commande les chapitres VII à X du livre II. Mais cette explication semble se heurter à la façon dont la figure du Législateur est introduite, en amont, au terme du chapitre VI, De la Loi (texte 8).

Les difficultés soulevées par ce texte surcommenté me semblent suspendues à un décalage manifeste entre la dimension historique de l’objet qu’il constitue (l’acte d’institution d’un peuple comme moment de son histoire) et le régime argumentatif (l’analyse conceptuelle de cet acte) sous lequel il est constitué. D’un côté, en effet, le déplacement de problématique s’opère dans ces lignes : c’est de l’institution de la société, de l’établissement d’un système de législation, et non du fonctionnement d’une société instituée, qu’il va désormais s’agir.

Le problème précis est de savoir comment une « multitude aveugle » peut devenir un peuple institué s’assemblant pour délibérer. C’est ce que confirme, s’il en était besoin, la reprise que fait de cette opposition le chapitre suivant : Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.

Ce que les lois produisent, c’est l’esprit social dont résultera « l’union de l’entendement et de la volonté » dans le corps politique et chacun de ses membres. Mais les lois ne sont et ne peuvent être que des déclarations de cette même volonté générale, dont la formation suppose cet esprit social. C’est un cercle. Rousseau recourt à cette figure chaque fois qu’il veut montrer que le devenir social de l’homme ne résulte pas d’un développement linéaire mais d’une série de ruptures qui ont toujours quelque chose de contingent, de purement factuel. Cette problématique est donc bien historique. Or le régime de l’énonciation, loin d’inscrire ces propositions dans la dimension temporelle, est celui du présent qu’on appelle gnomique.

Il correspond chez Rousseau à la définition des principes qui doivent se tirer de « la nature de la chose ». Cette modalité d’énonciation explique qu’en isolant tel ou tel énoncé de ce texte et du chapitre sur le législateur qui le suit, et en leur donnant une portée universelle, on ait prêté à Rousseau les plus étranges absurdités, comme l’idée que, par nature, les vues trop générales seraient trop éloignées de la portée du peuple.

Comment, s’il le pensait, aurait-il formé la notion même de volonté générale ? Ce serait pourtant une réponse bien pauvre que d’invoquer une maladresse de rédaction et de l’expliquer par la difficulté que Rousseau aurait eu à changer de régime discursif. La question doit se poser autrement : comment expliquer le statut de généralité revêtu par des arguments qui, pourtant, ont pour objet explicite immédiat le moment historiquement circonscrit de l’institution des sociétés ?

La réponse se trouve dans la proposition conclusive du chapitre VI, où Rousseau caractérise les lumières publique qu’il appellera au chapitre suivant « l’esprit social » : « Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, et de là l’exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout ». La rédaction primitive du Ms de Genève mérite d’être relevée. Cette première version, plus maladroite, est à certains égards plus explicite : « Alors des lumières publiques résultera la vertu des particuliers, et de cette union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, l’exact concours des parties et la plus grande force du tout ». Est essentiellement en jeu dans cette proposition ce que je serais tenté d’appeler l’anthropologie et la psychologie du corps politique. Soit une dualité, celle de l’entendement et de la volonté. La volonté générale suppose leur unité. Rousseau s’appuie ici sur ce qu’a établi le chapitre I du livre II.

Il faut que les particuliers donnent la préférence à l’intérêt commun, que la raison leur indique, sur l’intérêt privé vers quoi leur existence indépendante les inclinerait. Il faut que la volonté commune discerne ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers. Le premier impératif requiert des particuliers la vertu, le second requiert du corps politique une capacité cognitive commune, la raison publique. Ce double réquisit n’est pas circonstanciel, ni momentané ; il est inscrit comme une nécessité dans la nature du corps politique. C’est donc de cette nécessité principielle qu’il faut répondre.

Nous l’avons déjà fait en partie: la vertu pourrait être le versant moral des affects de socialisation. Mais si l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social dépend de la formation des Lumières publique, c’est que cette union est problématique. En d’autres termes Rousseau semble bien faire de la volonté générale la réponse à un problème, celui de la coïncidence entre entendement et volonté dans l’ordre politique. Ce problème, d’où vient-il ? Un second et dernier détour par l’histoire conceptuelle de la modernité politique nous aidera à le comprendre.

Les historiens et les philosophes qui ont traité des origines de la modernité politique (Jacques Krynen et Michel Sénellart par exemple) ont mis en évidence le rôle essentiel joué, disons grossièrement du début du XIIIe à la fin du XVe siècle, par ce qu’on appelle les Miroirs des Princes. Ces textes, rédigés dans un rapport de proximité variable avec les souverains, relèvent tantôt de l’admonestation tantôt de la flagornerie ; tantôt naïfs tantôt savants, ils ont pour caractère commun de mêler, sous la catégorie de prudence, les préceptes moraux et les règles techniques recommandés dans l’exercice du pouvoir. Soit très exactement ce que politiques et jusnaturalistes séparent dans la période suivante. Le bon prince est celui qui prend de justes décisions au double sens de décisions conformes aux règles que Dieu lui donne et propres à se faire obéir de ses sujets.

On pourrait, à certains égards, considérer que Machiavel propose une figure ultime, volontairement pervertie, de Miroir des Princes, en séparant ou, comme on voudra, en constatant qu’ont été séparées les deux dimensions que conjuguaient le modèle prudentiel. Or cette séparation est plus tard théorisée par Bodin, dans un contexte différent politiquement et historiquement, non celui des cités italiennes du début du XVIe siècle mais de la monarchie française de ses dernières décennies. La formation du concept de souveraineté chez Bodin est suspendue à une profonde redéfinition de la loi.

Celle-ci, dit-il, est l’expression de la volonté du souverain qui, parce qu’elle émane de sa volonté souveraine, porte obligation pour ses sujets. Il faut donc soigneusement distinguer, d’une part, les « bonnes raisons » qui ont conduit le Prince à prendre la décision qui va valoir comme loi et, d’autre part, la franche volonté par laquelle il la pose comme obligeant ses sujets. Ce ne sont pas les bonnes raisons qui font la loi, mais la volonté souveraine qui la pose et porte obligation pour les sujets. De cette distinction découle une conséquence décisive : la volonté souveraine est inaliénable et indivisible, le prince ne peut accepter ni de la partager ni de la voir limitée par une autre.

Mais, dans la détermination des bonnes raisons qui éclairent sa décision, rien ne l’empêche de tenir compte des avis ou conseils de ceux qu’il choisit d’écouter. La confusion de ces deux idées a rendu équivoque l’expression de « pouvoir arbitraire » : elle ne signifie pas que la décision est sans raison mais qu’elle procède d’une volonté souveraine. Le principe de souveraineté n’efface pas les dimensions prudentielles, pratique et technique, du politique mais entraine, ce qui est différent, une analyse disjonctive de la décision comme acte d’entendement d’un part et de volonté de l’autre.

Une disjonction que réplique celle du conseil et de la décision. Le même souverain peut sans contradiction, une fois entendus les avis de ses conseils, décider par son bon plaisir (ce qui là encore ne veut pas dire sans motif mais par le motif qui lui a voulu retenir). On trouve sans surprise cette idée dans la bouche d’Henri IV dont Bodin a été le conseiller. Ce texte est cité par Diderot dans son article « Autorité politique » pour définir, sans qu’il utilise l’expression, le despotisme éclairé. S’adressant aux membres du parlement qui contestaient l’édit de Nantes, Henri IV commence par leur expliquer les « raisons » qui on motivé son édiction : assurer la paix civile et religieuse. Mais au moment de conclure, il tranche : « J’ai fait l’édit ; je veux qu’il s’observe.

Ma volonté devrait servir de raison ; on ne la demande jamais au prince dans un État obéissant. Je suis roi. Je vous parle en roi. Je veux être obéi ». Le principe de souveraineté est bel et bien porteur d’un concept de la décision politique qui implique la séparation entre raison et volonté et sa réplique, entre conseil et décision. Hobbes, on le sait, a donné à ce bouleversement conceptuel des suites drastiques. J’avais déjà formulé dans Le principe d’obligation une hypothèse corolaire.

Il ne me paraît pas impossible de penser que c’est l’émergence du principe de souveraineté qui, en produisant cette distinction radicale du conseil et de la décision, des raisons qui motivent une loi et de la volonté qui en fait une obligation, a constitué l’arrière fond politique à partir duquel peut se comprendre la prégnance du couple entendement et volonté dans la philosophie du XVIIe siècle, mais aussi en théologie où elle se réplique comme distinction de la sagesse et de la puissance divine.

J’irai plus loin en avançant que certaines médiations en sont parfaitement repérables. Négativement chez Grotius. Il refuse, en s’opposant explicitement à Bodin, de séparer entendement et volonté, et c’est pour cela qu’il défend l’idée de recta ratio que Leibniz soutiendra de nouveau à la fin du siècle. Positivement chez Pufendorf, qui s’appuie sur Hobbes pour refonder le droit naturel à partir de la distinction entre la connaissance de la loi naturelle, à laquelle nous accédons par la seule raison, et l’obéissance à cette loi qui dépend de sa transformation en commandement positif par la volonté de Dieu. C’est contre Pufendorf que Leibniz argumente. On aurait ici une articulation inédite entre politique et métaphysique.
Indépendamment de cette dernière hypothèse, le détour en perspective cavalière qui précède permet en tout cas de comprendre la nature du problème auquel se confronte Rousseau.

Il pense, cela est certain, en aval du premier tournant, Bodinien, et du second, Hobbesien, de la modernité politique. Il hérite donc de la distinction entre entendement et volonté comme indissociable de la théorie de la décision dont est porteur le principe de souveraineté. Mais en aval ne signifie pas dans la suite.

Au contraire. Rousseau, on le sait, retourne sur lui-même le principe de souveraineté : en rejetant le contrat de soumission au profit d’un contrat d’association et en substituant à la souveraineté sur le peuple la souveraineté du peuple. Il ne pouvait manquer d’en tirer les conséquences qui s’imposaient pour la théorie de la décision et particulièrement pour la double distinction entre décision et conseil, volonté et entendement.

Ce qui était solution chez les politiques devient pour lui problème. Le peuple souverain doit pouvoir être son propre conseiller. C’est ce que prouve négativement la figure du Législateur : il est pour le peuple ce conseiller que celui-ci ne peut encore être. Mais il n’est que cela, Rousseau y insiste longuement : la législation qu’il propose ne vaudra décision « qu’après l’avoir soumise au suffrage libre du peuple ».

Mais c’est surtout, positivement, ce dont est porteur le concept même de volonté générale. La généralité dont elle est prédiquée est avant tout indicatrice de sa dimension cognitive : la volonté est générale parce que son sujet et son objet le sont (le peuple entier statue sur le peuple entier) mais aussi, et même surtout, parce qu’elle produit la coïncidence de ces deux généralités par sa propre généralisation. C’est l’effet de cette généralisation qui prend le nom de lumières publiques. La notion de volonté générale, le terme même l’indique, n’a d’autre objet que de confondre l’acte de volition et l’acte cognitif, vouloir son bien, le connaître.

On doit donc reconnaître comme constitutive de la pensée de Rousseau cette thèse essentielle que la souveraineté du peuple, autrement dit (dans notre langage et non le sien) la démocratie, implique la réunion de ce que l’émergence du principe de souveraineté avait séparé : les bonnes raisons de faire la loi et la volonté qui la fait telle, le conseil et la décision, soit « l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social ». Or cette réunion repose sur le développement des lumières publiques.

Si cette thèse n’a pas été vraiment identifiée, c’est parce qu’elle ne produit pas, dans l’œuvre de Rousseau, les effets que sa force conceptuelle pourrait faire escompter. Il en est ainsi pour deux raisons. Rousseau en premier lieu, parce qu’il reste au niveau des principes, n’a pas l’occasion d’envisager le cas concret de décisions qui feraient voir comment la connaissance de l’intérêt commun s’articule, dans la processus délibératif, avec la considération des moyens et des effets qui est l’objet propre du conseil.

Mais une raison plus fondamentale est à l’arrière plan : la distinction radicale que fait Rousseau entre souveraineté et gouvernement, loi et décret, le conduit à polariser les dimensions principielles de la décision, toujours générales, et la prise en compte de la déterminité, qui, elle, est affaire d’application et de gouvernement. Il est possible cependant que sa pensée soit sur ce point plus complexe qu’on ne dit : son analyse de la Polysynodie de l’Abbé de Saint-Pierre et les Considérations sur le gouvernement de Pologne le suggèrent. Mais la fécondité d’une pensée est avant tout dans les prolongements qu’elle autorise.

Je suis à cet égard convaincu que la thèse que j’ai dégagée est d’un grand intérêt pour nous, en un moment où la démocratie est de plus en plus confrontée à la nécessité pour l’opinion publique de s’approprier les données cognitives, en particulier scientifiques, qui sont inextricablement liées aux décisions politiques les plus fondamentales que la société aient à prendre sur elle-même. Cela est particulièrement vrai en matière économique, écologique, ou sanitaire. Comment éviter, si les lumières publiques ne s’étendent pas, que l’expertise, cette nouvelle forme du conseil, reste l’apanage du gouvernement et que celui-ci, seul à même de prendre une décision éclairée, soit inévitablement conduit, selon l’expression de Rousseau, à usurper la souveraineté ? Une opinion publique éclairée est aujourd’hui la condition de possibilité de la démocratie.

Au terme de cette réflexion on discerne ce que la remise en question par Rousseau de l’opposition entre passion et raison et entre entendement et volonté peut apporter à la compréhension de ce que j’ai présenté comme une anémie démocratique. Reconnaître la place décisive des passions sociales dans la formation des lumières publiques permettrait de sortir de l’alternative ruineuse entre un républicanisme qui dénie tout rôle positif aux affects et un populisme qui nie dans son principe l’aspiration à l’autonomie personnelle et collective qui est le cœur de la modernité.

Reconnaître que la formation d’une volonté commune exige celle de lumières publiques, soit la réunion des dimensions du conseil et de la décision dans la délibération publique, c’est comprendre que l’avenir de la démocratie dépendra de notre capacité à former les instances et les procédures d’une expertise collective. Tel est l’enjeu d’une délibération participative.

Auteurs cités :

Jürgen Habermas, Lʼespace public (1962 – 1990), trad. Payot, 1992 Philip Pettit, Républicanisme (1997), trad. Gallimard, 2004
Jean Bodin Les six livres de la République (1576)
Thomas Hobbes De Cive, Le Citoyen (1642)
Hugo Grotius Le droit de la guerre et de la paix (1625) Samuel Pufendorf Le droit de la nature et des gens (1672) Jean Jacques Burlamaqui Principes du droit naturel (1748) John Locke Second traité du Gouvernement civil (1689) Algernon Sidney, Discourses concerning government (1698) Montesquieu, LʼEsprit des lois (1748)
Jacques Krynen, Lʼempire du roi, Gallimard, 1993
Michel Senellart, Les arts de gouverner, Gallimard, 1995

Extraits de Rousseau :

1. Second Discours GF-Flammarion, p. 81.
Quoi quʼen disent les Moralistes, lʼentendement humain doit beaucoup aux Passions, qui, dʼun commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : Cʼest par leur activité que notre raison se perfectionne ; Nous ne cherchons à connaître, que parce que nous désirons de jouir, et il nʼest pas possible de concevoir pourquoi celui qui nʼaurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les Passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses, que sur les idées quʼon en peut avoir, ou par la simple impulsion de la Nature ; et lʼhomme Sauvage, privé de toute sorte de lumières, nʼéprouve que les Passions de cette dernière espèce ; Ses désirs ne passent pas ses besoins Physiques.

2. Second Discours GF-Flammarion. p 84.
Quand nous voudrions supposer un homme Sauvage aussi habile dans lʼart de penser que nous le font nos Philosophes ; quand nous en ferions, à leur exemple, un Philosophe lui-même, découvrant seul les plus sublimes vérités, se faisant, par des suites de raisonnements très abstraits, des maximes de justice et de raison tirées de lʼamour de lʼordre en général, ou de la volonté connue de son Créateur ; en un mot, quand nous lui supposerions dans lʼEsprit autant dʼintelligence, et de lumières quʼil doit avoir, et quʼon lui trouve en effet de pesanteur et de stupidité, quelle utilité retirerait lʼespèce de toute cette Métaphysique, qui ne pourrait se communiquer et qui périrait avec lʼindividu qui lʼaurait inventée ? Quel progrès pourrait faire le Genre humain épars dans les Bois parmi les Animaux ?

3. Second Discours GF-Flammarion p. 98
Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu lʼactivité
de lʼamour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute lʼespèce. Cʼest elle, qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : cʼest elle qui, dans lʼétat de Nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul nʼest tenté de désobéir à sa douce voix : Cʼest elle qui détournera tout Sauvage robuste dʼenlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs :

4. Second Discours GF-Flammarion, p. 115-116.
Tout commence à changer de face. Les hommes errants jusquʼici dans les Bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des Règlements et des Lois, mais par le même genre de vie et dʼaliments, et par lʼinfluence commune du Climat. Un voisinage permanent ne peut manquer dʼengendrer enfin quelque liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différents sexes habitent des Cabanes voisines, le commerce passager que demande la Nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On sʼaccoutume à considérer différents objets, et à faire des comparaisons; on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. À force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et doux sʼinsinue dans lʼâme, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse : la jalousie sʼéveille avec lʼamour ; la Discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain. À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que lʼesprit et le cœur sʼexercent, le Genre-humain continue à sʼapprivoiser, les liaisons sʼétendent et les liens se resserrent.

5. Contrat social, I, 8
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

6. Manuscrit de Genève (« première version » du Contrat social, I, 2, OC III, La Pléiade, p.390
Mais quoiquʼil nʼy ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiquʼils deviennent malheureux et méchans en devenant sociables, […] efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons, sʼil se peut, le défaut de lʼassociation générale. Que notre violent interlocuteur juge lui-même du succès. Montrons lui dans lʼart perfectionné la réparation des maux que lʼart commencé fit à la nature : Montrons lui toute la misère de lʼétat quʼil croyoit heureux, tout le faux du raisonnement quʼil croyoit solide. Quʼil voye dans une meilleure constitution de choses le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et lʼaccord aimable de la justice et du bonheur. Eclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentimens, et quʼil apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables.

7. Principes du droit de la guerre, Vrin, p. 77.
Mille écrivains ont osé dire que le corps politique est sans passions et quʼil nʼy a point dʼautre raison dʼétat que la raison même. Comme si lʼon ne voyait pas au contraire que lʼessence de la société consiste dans lʼactivité de ses membres et quʼun Etat sans mouvement ne serait quʼun corps mort. Comme si toutes les histoires du monde ne nous montraient pas les sociétés les mieux constituées être aussi les plus actives ; et soit au dedans soit au dehors lʼaction et réaction continuelle de tous leurs membres porte témoignage de la vigueur du corps entier.

8, Contrat social, I, 6.
Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent : le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides : Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connaître ce qu’il veut. Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, de là l’exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un Législateur.

John Locke : « Economie, morale et religion »

On m’a demandé, en guise d’introduction rapide de faire le lien entre le thème que je dois aborder ce soir et les auteurs et les thèmes qui ont été antérieurement abordés dans le cadre de ces conférences. On pourrait évidemment consacrer toute une conférence à se demander quels sont les rapports entre Locke et les penseurs politiques des XVIe et XVIIe siècles. Faute du temps nécessaire pour mener à bien cette comparaison, on peut dire que si on a pris contact avec des penseurs comme Machiavel, Bodin Hobbes, on entre, avec Locke, dans un contexte théorique nouveau au regard de ces penseurs car il s’en distingue fortement à des titres différents.

Il est certain que la pensée politique de Locke se situe aux antipodes de la pensée de Machiavel pour au moins une raison évidente : c’est que comme Hobbes, Locke est un philosophe du droit naturel et de la loi naturelle (je reviendrai sous peu sur cette expression) et un tel univers intellectuel est totalement étranger à la pensée de Machiavel qui, on le sait, ne pense le politique qu’en termes de rapports de force, de conflits et d’institutions.

Or, pour Locke, la politique trouve son fondement dans la morale et il ne peut donc se satisfaire en aucun cas de l’approche de Machiavel. D’autre part, la pensée de Locke se distingue clairement de la pensée de Bodin et de Hobbes, car, à l’inverse de ces deux penseurs, sa théorie politique n’est pas une théorie de la souveraineté de l’État, et encore moins une théorie de la souveraineté absolue de l’État à la manière de Hobbes. Locke est un penseur du gouvernement limité et sa préoccupation fondamentale vise moins tant à fonder le pouvoir et l’autorité de l’État qu’à garantir des droits individuels dont l’extension est beaucoup plus grande que ce qu’elle était chez Bodin ou chez Hobbes.

Venons-en maintenant la question qui nous occupe, à savoir la question du fondement de la propriété. Il faut tout de suite commencer par dire qu’il ne s’agit pas là pour Locke d’un problème qui devrait être traité pour lui-même comme une sorte de chapitre indépendant de sa philosophie. Il s’agit pour lui d’une question qui s’insère dans une réflexion sur le droit individuel et qui est solidaire de tout un ensemble de droits individuels : droit à la vie, droit à la liberté, droit à la sécurité, droit à la liberté de conscience et même droit de résistance lorsqu’on en vient à violer l’ensemble de ces droits. Il faut donc étudier cette question de la propriété en la replaçant dans le cadre de la doctrine lockienne du droit.

D’autre part, la question de la propriété et du droit de propriété est une question largement abordée par toute la tradition philosophique depuis l’Antiquité, en passant par les Pères de l’église et les philosophes du Moyen Âge comme Guillaume d’Occam ou saint Thomas d’Aquin qui ont construit une véritable doctrine de la propriété, jusqu’aux philosophes modernes comme Grotius, Hobbes ou Spinoza qui ont élaboré eux aussi une théorie de la propriété qu’il sera malheureusement impossible d’examiner ce soir, tout comme il sera impossible d’aborder les discussions sur la question du droit de propriété dans le contexte des Révolutions anglaises du XVIIe siècle.

Pour être pleinement comprises, les thèses de Locke devraient être replacées dans tous ces débats philosophiques et politiques afin de mesurer la nouveauté et l’originalité de ses prises de position. Cependant, faute de temps, il sera impossible de procéder à cet exercice. Dernière remarque introductive :il ne suffit pas de s’intéresser à la place du droit de propriété dans la philosophie de Locke, il faut aussi réfléchir sur ses conséquences sociales et politiques en se demandant, dans le cadre d’une discussion que j’aborderai en conclusion de la conférence, si la doctrine qu’il défend est cohérente et quels problèmes elle soulève.

Le plan que je suivrai dans mon propos comportera quatre parties.
I. La théorie Lockienne du droit naturel
II. Le passage à la propriété privée
III. Droit naturel et société commerciale
IV Le problème de la compatibilité de la richesse et du droit naturel.

A la question Qu’est-ce que la propriété ? On sait que Proudhon avait répondu dans son opuscule du même nom en 1840 que «la propriété c’est le vol», entendant par là qu’il n’existe pas de justification philosophique possible à l’appropriation privée des ressources communes. Si Proudhon avait été un contemporain de Locke, c’est-à-dire si Locke avait connu la réponse de Proudhon, on peut être sûr qu’il s’y serait clairement opposé car, pour lui, la propriété possède en réalité un fondement légitime : elle n’est pas une simple possession fondée sur la force ; elle ne se réduit pas un simple droit coutumier que le pouvoir politique protège comme c’est le cas pour des penseurs comme Montaigne ou Pascal.

Pour Locke, la propriété est un droit légitime qui tient sa légitimité de son fondement moral et plus précisément encore de son fondement religieux. Il ne faudrait pas oublier que Locke est un philosophe protestant profondément convaincu, à l’inverse de Hobbes ou de Spinoza, qu’il n’existe pas de morale naturelle que la raison pourrait découvrir.

Et si la raison a pour lui une importance en matière morale, c’est parce qu’elle permet de démontrer, indépendamment du recours aux Ecritures, l’existence d’un Créateur dont la volonté doit servir de commandement à toutes les créatures rationnelles qui la considèrent comme une loi morale envers laquelle elles doivent se sentir obligées. Le grand traité philosophique de Locke, L’Essai philosophique concernant l’entendement humain (1690) et son grand traité politique, le Second traité du gouvernement civil (1690) mentionnent tous deux ce principe théologique : si on en faisait abstraction, toute la doctrine de Locke s’écroulerait irrémédiablement. Si donc nous voulons comprendre le fondement moral de la propriété, c’est de ce principe théologique qu’il faut partir, en laissant évidemment de côté, faute de temps, les preuves philosophiques fournies par Locke en faveur de l’existence de ce Créateur.

Quoi qu’il en soit, cette volonté du Créateur que chaque créature rationnelle peut comprendre et dont elle peut faire un commandement pour sa propre conduite, est-ce que Locke appelle, conformément à toute une tradition philosophique largement établie, une loi naturelle parce que cette loi est valable pour tous les hommes capables de la comprendre et qu’elle est valable indépendamment de toute société, c’est-à-dire qu’elle vaut même pour les hommes qui se trouvent dans la situation de l’état de nature.

Cette loi de nature, Locke en a d’abord décrit le contenu dans un texte de jeunesse rédigée en 1656 et intitulé Essais sur la loi naturelle, puis dans le Second traité du gouvernement civil. Au risque d’être extrêmement schématique, mais faute de temps, j’irai directement l’essentiel en ce qui concerne le contenu de cette loi. Son contenu peut être déployé en cinq moments qui ne sont que les conséquences de ce qu’on peut appeler le «principe fondamental » de la loi naturelle. J’en viens par là-même directement à ma première partie.

I. La théorie Lockienne du droit naturel

1°) Le principe fondamental de la loi naturelle est formulé au début du second traité du gouvernement civil. Et il tient en peu de mots : « Tous les hommes sont l’œuvre d’un seul Créateur tout-puissant et infiniment sage, tous les serviteurs d’un seul Souverain Maître envoyés dans le monde par Son propre ordre et pour Ses affaires ; ils sont Sa propriété à Lui qui les a faits, et qui les a destinés à durer selon Son bon plaisir et celui de nul autre » (Second Traité §6). De fait, si le créateur a destiné les hommes à durer selon son bon plaisir, il les a surtout destinés à lui rendre hommage, ce qu’ils doivent faire en commençant d’abord par lui obéir.

2°) Pour que les hommes «durent» afin de remplir les fins que le Créateur leur assigne, il faut qu’ils se conservent selon les moyens qui sont à leur disposition. Ils doivent donc recevoir le principe fondamental de la loi naturelle comme un commandement, ou plus exactement comme un devoir fondamental d’autoconservation qui concerne l’espèce humaine. Comme le note le §135 du Second Traité : «la loi fondamentale de la nature s’identifie à la conservation de l’humanité». Il découle de ce devoir que quiconque est membre de cette espèce, est capable de connaître la loi naturelle et de recevoir ce devoir comme devoir de se conserver soi-même. Il résulte de ce principe, d’une part, que nul n’est propriétaire de sa vie et qu’il est impossible de l’aliéner à quiconque ni de la détruire.

D’autre part, puisque la vie terrestre n’est pas distincte de la personne physique, il n’est pas possible d’aliéner cette personne en totalité sans risquer la destruction de sa propre vie. En conséquence, il est interdit par ce premier principe de devenir esclave de quiconque, car, devenir esclave, c’est risquer de remettre sa propre vie entre les mains de quelqu’un d’autre et comme nul n’est propriétaire de sa propre vie, nul ne peut aliéner à l’égard d’autrui un droit qu’il ne possède pas. Il est parfaitement possible de pouvoir vendre la force de son corps à autrui dans le cadre d’un travail, mais il existe une limite stricte à cette aliénation de la liberté individuelle et collective. En ce sens, il est tout à fait fondé de parler d’un devoir de garantir sa propre liberté. Il en découle, bien évidemment, que s’il m’est interdit à moi-même de me faire l’esclave d’autrui, il est interdit à autrui de me réduire en esclavage et, si je le laissais faire, je violerais le principe fondamental de la loi naturelle. Il faut donc en conclure qu’un tel principe m’autorise à utiliser tous les moyens en ma possession pour garantir mon devoir fondamental d’auto-conservation, ce qui suppose que je sois habilité à résister par la force à toute tentative de me réduire à l’esclavage, tentative qui ne peut jamais être licite.

3°) Cependant, pour que l’humanité se conserve, chacun doit interpréter ce commandement non seulement comme le devoir de se conserver soi-même, mais aussi comme le devoir de conserver la totalité de l’espèce, à condition que cela ne fasse pas obstacle à sa propre conservation. En conséquence, on peut dire que ce devoir de conservation n’est pas seulement un devoir de conservation de soi-même, mais aussi de conservation d’autrui et donc, de garantie de sa liberté au sens où nous devrons nécessairement le protéger contre toute réduction en esclavage. C’est un devoir de conservation d’autrui et de garantie de sa liberté.

De là se déduisent trois conséquences qui définissent le moyen d’assurer la conservation d’autrui et de garantir sa liberté.

a) si autrui dispose des moyens pour assurer sa propre conservation et qu’il peut agir librement, l’obligation que j’ai à l’égard d’autrui est toute négative ; c’est une obligation d’abstention qui consiste simplement à ne pas porter atteinte à sa vie et à sa liberté et de manière générale de ne pas entraver le devoir qu’à chacun de se conserver et d’agir librement, sous peine de m’opposer au principe fondamental de la loi naturelle.

b) Si autrui ne dispose pas des moyens d’assurer sa propre conservation, en vertu du principe fondamental de conservation de l’humanité, je dois lui venir en aide directement jusqu’à ce qu’il soit en état d’assurer lui-même à nouveau sa propre conservation. A condition, bien entendu, que cela ne menace pas ma propre conservation personnelle. Il s’agit ici d’une obligation d’action à l’égard d’autrui. Cette obligation se comprend immédiatement ce qui concerne les membres d’une famille qui ne sont pas en état de subvenir eux-mêmes leurs propres besoins, mais un tel devoir va bien au-delà et s’applique en réalité à tout ceux qui se trouvent dans une telle incapacité.

c) Dans le devoir d’assurer la conservation d’autrui est nécessairement incluse l’obligation de le préserver de toute entreprise de destruction et de domination de la part de quiconque s’il a lui-même respecté le principe fondamental de conservation de l’humanité. Au besoin, je peux recourir à la violence pour garantir son droit, comme je pouvais recourir à la violence pour protéger le mien. A l’égard du coupable, il est clair qu’on ne s’oppose pas à l’obligation d’abstention car quiconque transgresse la loi de nature connue par la raison montre qu’il ne fait plus partie d’une espèce justement définie par sa capacité à connaître une telle loi et à l’appliquer ( §§ 8, 10, 11,16, 19).

On peut donc conclure du principe fondamental de la loi naturelle qu’elle n’autorise aucune domination ni de fait ni de droit des hommes les uns sur les autres dans leurs condition naturelle sans leur consentement car il s’agirait là d’un pur et simple rapport d’esclavage. Inversement, tout rapport de pouvoir qui ne reposerait pas sur l’appel à mon propre consentement serait équivalent à un rapport d’esclavage et devrait être rejeté de la même manière

4°) Si j’ai le devoir fondamental de ne pas exercer de domination sur autrui, il en découle que celui-ci possède un droit fondamental à la conservation et la liberté individuelle, de la même manière que le devoir fondamental qu’il a de ne pas exercer de domination sur moi me confère un droit fondamental à la conservation et à la liberté. En conséquence, on peut dire que chacun, sous condition de respecter le principe de la loi naturelle, dispose du droit à la sécurité et à la liberté par rapport à autrui comme stricte contrepartie du devoir de celui-ci de ne pas y porter atteinte. On peut donc conclure avec Locke que les hommes disposent en principe d’une stricte réciprocité de droits et de devoir qui définit leur égalité juridique de condition naturelle (§§ 4, 6, 7, 54, 95).

5°) A partir de là se déduit un ensemble de droits individuels qui constituent aussi la contrepartie des devoirs que les hommes possèdent les uns à l’égard des autres.

a) Chacun possède évidemment le droit d’exiger que chacun s’abstienne de porter atteinte à son intégrité physique et à ses actions s’il fait de même. Chacun a donc le droit d’utiliser tous les moyens compatibles avec ses devoirs pour assurer sa propre conservation et promouvoir sa liberté. Or, parmi ces moyens il y a ma personne physique et les actions qui découlent de ma personne. On peut donc conclure que chacun est donc propriétaire non pas de sa vie mais seulement de sa personne et des actions de celle-ci. Autrement dit, le premier acte du droit individuel de propriété commence avec la propriété de sa propre personne et il apparaît clairement que ce droit ne découle pas d’un contrat, c’est un droit purement naturel. Ainsi, contrairement à ce qu’avait soutenu Hobbes qui niait l’existence d’un droit de propriété par nature, Locke soutient que, même dans l’état de nature, les individus sont propriétaires d’eux-mêmes et de leurs actions tant qu’ils ne violent pas le principe fondamental de la loi naturelle.

b) En second lieu puisqu’autrui a un devoir d’assistance à mon égard lorsque je ne peux pas assurer moi-même ma propre conservation, il est évident que je possède le droit d’exiger qu’il me vienne en aide si cela ne menace pas sa propre conservation. Cela signifie entre autres que j’ai le droit de lui soustraire un surplus de propriété qui m’est nécessaire dans une situation où je n’ai pas d’autre possibilité pour assurer ma conservation et cela, sans solliciter son accord. S’il s’opposait à ce droit, il violerait le principe de conservation de l’humanité. Dans ce cadre, Locke retrouve, en particulier, les thèses défendues au Moyen Âge par saint-Thomas d’Aquin dans la Somme théologique lorsque celui-ci défend le principe de redistribution des surplus de propriété à l’égard de ceux se trouvent en situation de nécessité (c’est d’ailleurs une partie du droit médiéval qui s’est conservée dans le droit contemporain).

c) Cela posé, pour que l’espèce humaine assure sa propre conservation, il faut qu’elle applique son travail à quelque chose. Or, par définition, Dieu est propriétaire de toutes choses donc, il peut donner la terre aux hommes pour qu’ils en tirent de quoi subsister et c’est d’ailleurs exactement ce qu’il fait. Il n’y a même pas besoin de se référer à la Bible pour comprendre la nature de ce don : puisque Dieu veut nécessairement que les hommes se conservent, il doit nécessairement vouloir qu’ils utilisent ce dont ils ont besoin pour assurer cette conservation à savoir, la terre et l’ensemble de ressources qu’elle porte, sans quoi, le principe fondamental de la loi naturelle serait en contradiction avec ses conséquences. Par là nous entrons directement dans la question du droit de propriété.

II. Le passage à la propriété privée

Le problème, en substance, est que Dieu a simplement donné la terre à l’espèce humaine mais ce don lui donne le droit d’utiliser la terre en tant que propriété indivise, c’est-à-dire que le genre humain est collectivement propriétaire de la terre comme si elle était une seule parcelle de propriété. Autant dire qu’elle n’appartient à personne en particulier et que personne ne possède le moindre droit de revendiquer en particulier telle ou telle portion de terre pour son usage exclusif.

Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là, pour Locke, d’une contradiction dangereuse concernant la conservation de genre humain: si autrui possède autant de droit que moi sur le fruit que je suis en train de ramasser ou de manger, il est évident que je ne pourrai rien consommer sans contestation et que cette contestation ne pourra satisfaire ni autrui ni moi-même. Ainsi, d’une manière ou d’une autre, il faut que personne ne puisse revendiquer en même temps que moi ce que j’utilise et il faudra donc que je devienne propriétaire exclusif de ce que j’utilise. Selon Locke, à partir de cette propriété initiale indivise, chacun a le droit d’exiger de s’approprier une partie de cette propriété qui sera défini comme purement exclusive.

Tout le problème, évidemment, consiste à savoir comment peut passer de la propriété indivise à la propriété exclusive, c’est-à-dire, comment justifier le principe même de la propriété privée ? A partir d’un exemple que Locke analyse au chapitre V du Second traité qui est celui de l’Indien sauvage de l’état de nature, il se demande à partir de quand celui-ci devient-il propriétaire des fruits qu’il a ramassés. En est-il propriétaire simplement pour les avoir amassé ? Devient-il propriétaire de ces fruits dans ce qui les a transportés ? Son droit de propriété sur cette nourriture commence-t-elle lorsqu’il prépare pour les manger ? Ou faut-il soutenir qu’il en devient propriétaire lorsqu’il les a consommés ? La réponse de Locke la question est tout à la fois simple et claire et elle se fonde, comment doit s’y attendre, sur sa théorie du droit de propriété de mon propre corps et des actions qui en découlent.

Si en effet je suis propriétaire de mon corps et de ses actions, lorsque j’applique les actions de mon corps à un objet naturel, celui-ci subit une transformation et la résultante de cette transformation est un mélange entre ce qui relève de la matière de l’objet et ce qui relève de la modification que je lui apporte. Or, comme cette modification est intimement mélangée à la matière de l’objet et que cette même modification découle des opérations de mon propre corps qui m’appartiennent, il en résulte que l’objet que j’ai modifié m’appartient et qu’il a été soustrait, par là-même, à l’état de propriété indivise. En ce sens, la plus petite modification possible que je puisse apporter à un objet, fait nécessairement de moi son propriétaire et, la plus petite modification possible consiste déjà simplement le ramasser, ce qui équivaut à une modification de l’ordre naturel.

On peut donc soutenir, selon Locke, que chacun devient propriétaire de ce à quoi il a appliqué son travail et qui est ainsi soustrait de l’ordre naturel initial. La propriété individuelle n’est donc pas le produit d’une convention entre les hommes (comme chez Grotius par exemple), mais trouve sa source dans une opération individuelle qui étend aux objets un droit de propriété préexistant (celui de la personne) par un effet de transformation qui équivaut à placer une « signature » ou une marque individuelle sur l’objet comme signe et marque de son appartenance à son propriétaire.

En conséquence, il devient illégitime de vouloir soustraire à autrui une part quelconque de sa propriété sans son consentement, tout comme il est illégitime de vouloir restreindre sa sphère de liberté s’il a respecté les commandements de la loi naturelle. Je suis donc fondé, comme précédemment, à vouloir défendre, par tous les moyens dont je peux disposer, toute atteinte à l’égard de la propriété comme toute atteinte à l’égard de ma sécurité et de ma liberté. En ce sens, comme je le disais au début, le droit de propriété que Locke cherche à légitimer, n’est pas un droit isolé, mais s’insère dans un ensemble cohérent de droits individuels naturels qui sont le droit la conservation, le droit à la sûreté, et le droit la liberté dont le droit de propriété constitue une illustration particulière.

Plus encore, on peut considérer que tous ses droits naturels individuels sont en quelque sorte protégée par un droit spécifique qui est le droit de résister à tous les actes qui menacent ces droits en violation de la loi naturelle qui les fonde. Locke n’est pas seulement un théoricien du droit de propriété, il est aussi un théoricien du droit de résistance qui connaîtra une postérité tout aussi importante que sa thèse sur le droit de propriété.

Avant d’aller plus loin, on peut formuler une remarque sur le fondement de ce droit à la propriété. On a soutenu, en particulier des interprètes marxistes de Locke comme Crawford McPherson (dans son livre Les théories politiques de l’individualisme possessif), que les thèses de Locke constituaient une première formulation philosophique du droit de propriété individuel sur lequel le libéralisme politique et économique allait prendre appui dans le cadre de sa stratégie de défense de l’individualisme possessif. On peut d’ailleurs rappeler que Marx et Engel soutenaient dans L’idéologie Allemande la thèse selon laquelle le projet de Locke constitue «l’expression classique des idées de la société bourgeoise».

Cependant, comme toujours, les thèses d’un auteur peuvent être lues de plusieurs manières et il n’a pas manqué, au sein même du courant socialiste (surtout italien), d’interprètes qui ont tenté de faire de Locke un défenseur du droit du travail en raison du rapport organique qu’il instaure entre le travail et le droit d’appropriation. Si le critère de la propriété est constitué par le travail, on peut alors justifier l’idée que le travailleur s’approprie précisément du fruit de son travail et qu’il ne puisse donc en être dépossédé de quelque manière que ce soit. Je laisse cependant cette question ouverte dans la mesure où elle relève d’un débat sur la signification théorique et historique de la pensée politique de Locke.

Après avoir légitimé le droit de propriété individuelle et donc après avoir mis fin à l’idée de la terre comme propriété indivise du genre humain, Locke devait nécessairement se confronter à la possibilité que les différents propriétaires individuels se comportent de manière inégale dans le cadre de leur travail et qu’ils se trouvent dans des situations inégales en termes de quantité de propriété. Si les hommes sont égaux en termes de droit, soutient Locke au §54 du Second Traité, cela ne signifie pas qu’ils sont égaux du point de vue de leurs aptitudes, ce qui signifie que certains sont capables par leur travail, d’accaparer plus de ressources que les autres, créant ainsi une inégalité dans la répartition de la propriété.

III. Droit naturel et société commerciale

Or cela ne peut manquer de soulever un problème dans le cadre de la théorie lockienne supposons en effet qu’un individu parvienne, par son travail, à accaparer de la terre et à étendre la propriété individuelle au-delà de ses besoins. Cette possibilité risque de diminuer du même coup la possibilité pour les autres d’accéder à la propriété (ce que j’accapare, je le soustrais aux autres), c’est-à-dire qu’elle risque de les exclure de l’accès à la propriété individuelle qu’ils ont pourtant le droit de revendiquer en vertu de leur exigence légitime de devenir propriétaires. On peut donc dire que le devoir fondamental de se conserver et le droit de le faire au moyen de l’accès à la propriété limitent l’extension du droit de propriété de tout homme. Comme le déclare Locke au §31 du Second traité : «Tout ce qu’un homme peut utiliser de manière à en retirer un avantage quelconque pour son existence sans gaspiller, voilà ce que son travail peut marquer du sceau de la propriété.

Tout ce qui va au-delà excède sa part et appartient à d’autres ». On devrait donc en conclure qu’en principe, dans l’état de nature, tous les hommes devraient disposer à peu près du même type de propriété. On devrait en conclure du même coup que l’égalité sociale des propriétés devrait se superposer à l’égalité formelle des droits individuels. Locke admet volontiers que cela a pu être le cas dans ce qu’il appelle le premier état de nature, c’est-à-dire lorsque les hommes ne pratiquaient que les activités relativement simples de la chasse et de la cueillette.

Il n’en reste pas moins que lorsque le travail a investi massivement la terre elle-même, lorsque la terre se trouve divisée en parcelles fermées, lorsqu’il devient possible d’enclore plus de terres qu’on en a réellement besoin alors surgit le problème de savoir s’il est possible de justifier l’inégalité de propriétés ou s’il faut au contraire réduire à l’égalité. Or, Locke va choisir la seconde option et il va montrer qu’il est parfaitement possible de justifier l’inégalité des propriétés. Cependant, comme il n’est pas possible de la justifier à partir de l’ensemble des principes qu’il a énoncés et de la situation dans laquelle les hommes se trouvent, il lui faut quelque chose de plus, il lui faut l’intervention d’un événement particulier qui puisse lui permettre de justifier une telle inégalité. Or, l’événement majeur qu’il va faire intervenir, c’est l’invention de la monnaie.

Revenons à notre situation de départ pour comprendre exactement ce que l’intervention de la monnaie va produire en termes de légitimation de l’inégalité de propriété. Quiconque enclot des terres qu’il cultive et dont le produit est supérieur à ses besoins ne viole pas la loi naturelle s’il redistribue le surplus qu’il a accumulé à ceux qui en ont besoin car, au lieu de priver autrui de quoi que ce soit, il contribue ainsi à satisfaire ses besoins conformément à son devoir d’assistance. Il en va de même lorsque les individus procèdent à l’échange des surplus de denrées périssables qu’ils ont accumulées.

S’ils échangent ces surplus et s’ils les consomment sans les gaspiller, ils n’ont pas violé la loi naturelle. En revanche, la possession de ces surplus serait illégitime si les individus les conservaient et si ces surplus se gaspillaient, privant ainsi autrui d’une ressource précieuse pour assurer sa conservation. C’est précisément ici qu’intervient l’invention de la monnaie qui se manifeste d’abord dans le fait de conserver des coquillages ou bien des métaux précieux (or ou argent) à des fins purement esthétiques.

Or il se trouve que ces coquillages ou ces métaux peuvent être choisis comme une sorte d’équivalent de l’échange entre des biens périssables, c’est-à-dire qu’ils font office de monnaie pour pratiquer toutes sortes d’échanges. Supposons alors que les individus échangent en effet des denrées périssables contre ces équivalents de l’échange que sont les coquillages ou les métaux précieux. L’argument de Locke est alors le suivant : si on échange en effet des denrées à consommation immédiate contre des objets qui se conservent, on peut alors légitimement posséder ces derniers pendant tout le temps de leur conservation. Or ces objets présentent la particularité de se conserver toujours.

Dans ce cas, il n’y a aucun gaspillage puisqu’ils ne se corrompent pas, donc, le titre de propriété qu’on possède sur ces objets est toujours valide car leur possession ne constitue pas une atteinte à la satisfaction des besoins de quiconque. Pour le dire autrement, on a parfaitement le droit de conserver son surplus de travail sous une forme monétaire puisque, dans ces conditions, il n’existe pas de gaspillage de denrées.

Cependant, lorsque la propriété revêt une forme monétaire, l’accumulation de surplus de propriété n’a en droit plus de fin. Chaque homme, dit Locke, au §46 du Second traité «pouvait amasser autant qu’il voulait de ces biens durables, il ne pouvait sortir des bornes de sa propriété légitime par l’étendue de ses possessions, mais seulement par le gaspillage de l’une d’entre elles». La monnaie constitue donc la condition de l’accroissement de propriété cristallisée dans l’accumulation monétaire. Mais à partir de là, il est clair que le type de lien social dans lequel nous nous trouvons commence à changer : il ne s’agit plus de la première forme de coopération entre les hommes fondée sur la chasse et la cueillette, mais on entre véritablement dans la société commerciale qui représente, comme chez Rousseau, le second moment de développement de l’état de nature.

Dans ces conditions, que faut-il faire exactement pour accumuler la masse monétaire sans aucun rapport avec ses propres besoins ? Il faut purement et simplement produire des marchandises pour le commerce désormais distinct de l’échange finalisé uniquement par la conservation. En conséquence, plus on désirera accroître son capital, plus il faudra vendre de marchandises, plus il faudra produire, plus il faudra d’une part, intensifier la production et d’autre part accroître la quantité de terre qu’on possède.

On convertira les produits de la terre en monnaie et on pourra accumuler autant de ressources monétaires que l’on voudra. Évidemment, il résulte de ce mouvement une privatisation intensive de la terre ce qui a pour effet de rendre les terres inoccupées de plus en plus rares. Mais, dans ce cas, la question qui ne peut manquer de se poser à nouveau est alors la suivante: si l’accaparement privé de la terre s’intensifie, de quelle manières assureront leur conservation ceux qui n’ont précisément pas accès à la terre, ou ceux à qui ne reste que les terres stériles que l’on peut cultiver ?

La réponse de Locke est très claire et elle se veut cohérente avec ses propres principes : les propriétaires terriens qui produisent pour l’échange, s’ils veulent accumuler plus d’argent doivent accroître leur production ou étendre leurs propriétés. Mais il est certain qu’ils ne pourront pas travailler par eux-mêmes et qu’ils auront besoin d’une main-d’œuvre qui travaille pour eux. Or, ceux qui ne possèdent pas de terre ou dont les terres sont de trop mauvaises qualité, sont néanmoins propriétaires de leur corps et propriétaires des opérations de leur corps. Ils vendront donc purement et simplement leur travail aux propriétaires terriens. Le salaire qu’ils recevront leur permettra de satisfaire leurs besoins et, faute d’avoir accès à la propriété de la terre, ils seront néanmoins propriétaires des ressources salariales qu’ils ont reçues.

Locke peut ainsi en conclure que l’inégalité de la propriété et la possession illimitée de ressources monétaires ne transgressent pas les conséquences du principe de propriété : dans la mesure où les non propriétaires terriens peuvent malgré tout subvenir à leurs besoins, le principe fondamental de conservation de l’humanité se trouve respecté. Plus encore, souligne Locke toujours dans le Second traité, l’augmentation du volume du commerce, l’accroissement de la valeur d’usage des produits agricoles échangés, par rapport à ceux issus de l’activité de la chasse et de la cueillette, sera plus utile à tous.

Il faut donc en conclure, selon Locke que plus la richesse et l’inégalité de propriété s’accroissent, mieux l’utilité et la conservation commune seront assurées. Mais la seconde conclusion que l’on peut tirer de cette analyse est que, sans doute pour la première fois, on a affaire à une synthèse philosophique entre deux ensemble d’éléments qui ne tarderont pas à se séparer au XVIIIe siècle, à savoir, une synthèse entre la théorie du droit naturel et l’harmonie des intérêts économiques, chacun des éléments ayant pour fonction de renforcer l’autre.

La seule chose qui peut cependant perturber une telle harmonie, c’est que, dans la mesure où l’accumulation monétaire et l’extension de la propriété se produisent, certains individus peuvent être tentés d’accumuler des ressources, non pas par leur travail ou le travail des autres, mais directement par des activités de prédation. Or, tant que nous sommes dans l’état de nature, il n’existe pas d’institutions capables de régler les différents entre individus, et comme chacun est à la fois juge et partie, il en résulte un ensemble de conflits qui risquent de s’avérer interminables. Il ne s’agit certes pas là d’un équivalent de l’état de guerre généralisé tel que le pensait Hobbes dans l’état de nature, mais ce danger a été considéré comme suffisant pour que les hommes abandonnent l’état de nature pour entrer dans la société politique au moyen d’un pacte social.

Il n’en reste pas moins que la société politique ne peut avoir pour objectif fondamental que de rendre la loi naturelle effective, c’est-à-dire de rendre effectif les droits et devoirs individuels qui découlent d’une telle loi. Pour le dire autrement, la société politique ne peut constituer que l’instrument nécessaire à la mise en œuvre de la loi naturelle. De ce fait, avant même que le pacte social soit conclu, il apparaît d’ores et déjà que le gouvernement civil ne pourra faire autrement que de garantir et de protéger la loi naturelle et que, dans la mesure où il tenterait de la violer, le droit de résistance que possédait chaque individu dans l’état de nature pour défendre l’ensemble de ses droits individuels serait réactualisé dans le cadre de la société politique et se retournerait contre le pouvoir politique.

Pour ne prendre qu’un exemple qui concerne précisément le droit de propriété, Locke soutient clairement que dans la mesure où ce droit est fondé dans la nature chacun de ceux qui entrent en société pourvus de leurs propriétés doivent voir celle-ci protégée par le pouvoir politique donc, garantie par la loi civile. Mais une telle protection signifie aussi que puisque la propriété est un droit naturel, aucun gouvernement et aucune majorité législative ne pourront jamais décider de prélever des ressources sur la propriété individuelle sans le consentement exprès du propriétaire lui-même: autrement dit, une décision politique ou un vote majoritaire ne pourront jamais être plus forts que le droit naturel. Il est sans probable que l’ensemble des propriétaires consentira à ce qu’on prélève une fraction de leurs revenus pour assurer leur propre sécurité et défendre leur propriété, mais cela ne peut dépendre que de leur propre consentement et ne peut en aucun cas leur être politiquement imposé.

IV – Le problème de la compatibilité de la richesse et du droit naturel

Si l’on veut maintenant proposer une discussion des thèses de Locke, en particulier sur la question du fondement de la propriété et de ses conséquences, on pourrait se demander si la synthèse philosophique que réalise Locke entre sa théorie du droit naturel et sa théorie de l’harmonie des intérêts économiques est aussi cohérente qu’elle semble en avoir l’air au premier abord. Pour conduire cette discussion, ce n’est pas tellement au Second traité du gouvernement civil qu’il faut se référer, mais à quelques opuscules de Locke relatifs à des questions monétaires qui agitaient la politique parlementaire anglaise au cours des années 1690, notamment les questions qui tournaient autour de la réglementation gouvernementale du taux d’intérêt de la monnaie.

En réalité, ce ne sont pas ces questions monétaires qui nous intéressent directement, mais le comportement des agents économiques que décrit Locke dans ces textes, comportement qui nous intéresse de très près quant aux conséquences du droit de propriété au regard de la doctrine lockienne de la loi naturelle. En principe, on l’a vu, dans le cadre du Second traité, le propriétaire terrien qui accroît considérablement la surface de sa propriété oriente sa production vers le marché et il fait travailler à son service les non propriétaires. Tout le problème, est que dans ces opuscules, et particulièrement dans les Considérations sur la baisse du taux d’intérêt de la monnaie de 1691, Locke montre qu’il existe deux types de détenteurs de capitaux :

1°) Le premier pourrait être conçu comme une sorte de capitaliste rationnel et «frugal». C’est un type de capitaliste puritain donc Max Weber a tracé le portrait dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : il augmente la productivité du travail et étend ses possessions pour s’enrichir constamment, économise pour étendre ses possessions, choisit judicieusement ses dépenses et pratique le commerce avec habileté et industrie. Ce type de propriétaire conserve, aux yeux de Locke, le rapport entre enrichissement individuel et conservation collective.

2°) Mais à côté de ce capitaliste rationnel, il existe des propriétaires terriens qui adoptent une toute autre stratégie : ils accumulent la richesse mais finissent par la dissiper dans le cadre d’une sorte de consommation ostentatoire orientée vers la possession des objets de luxe ; ils ne pratiquent aucune économie, aucun investissement, n’étendent pas leurs propriétés. Leur fortune a alors tendance à décliner. Cependant, au-delà de leur situation individuelle, cela soulève pour Locke un véritable problème collectif. Dans le discours économique de l’époque consommer des denrées de luxe équivaut souvent à les importer de l’étranger, ce qui entraîne un déficit commercial. Cela signifie alors que l’économie nationale perd des devises au profit de l’extérieur, ce qui contribue à diminuer la masse monétaire nationale en circulation. La consommation ralentit, d’où une offre de produits supérieure à la demande. Le propriétaire terrien perd alors sur la vente de ses marchandises et il ne peut plus payer les salaires de ceux qu’il emploie ou doit alors les réduire. Or, les travailleurs qui vivent à peine à la journée, risquent de se retrouver sans subsistance et dans ce cas, dit Locke, ils auront tendance «à se tailler la quote-part nécessaire à leurs besoins par la force des armes ; c’est ainsi qu’ils se précipitent parfois sur les riches et balaient tout comme un déluge». Locke décrit ici, avec une grande franchise, les conséquences d’une crise économique découlant du comportement de certains agents économiques, comportement dont la conséquence réside dans le fait que l’harmonie des intérêts qu’il vantait dans le Second traité a tendance à se transformer en un brutal conflit d’intérêt.

Il va de soi que Locke préfère la figure du capitaliste frugal capable de contribuer à l’enrichissement collectif, à la figure du propriétaire terrien qui pratique une politique de consommation ostentatoire susceptible d’entraîner une telle crise. Simplement, dans ses opuscules sur la monnaie, il n’ira pas plus loin.

Cependant, il apparaît tout de même assez clairement qu’il s’est posé, peut-être involontairement, un problème à lui-même et ce problème est le suivant : dans de telles circonstances où la crise économique fait son apparition et où le comportement des travailleurs tend vers la révolte, que devra faire exactement le gouvernement ?

Devra-t-il ordonner aux rebelles de respecter le droit de propriété et la sécurité individuelle et devra-t-il les y contraindre puisque c’est en principe pour cela qu’il est institué ? Cependant, d’un autre côté, les travailleurs ne sont-ils pas habilités, en vertu même de la loi naturelle, à soustraire aux riches le surplus de propriétés dont ils ont besoin pour assurer leur propre conservation dès lors qu’ils ne peuvent le faire autrement? Et dans ces conditions, ne seraient-ils pas fondés à résister à un gouvernement qui les empêcherait d’assurer leur propre conservation ? D’un autre côté, si le gouvernement soustrait un surplus de propriété aux possédants en vue d’une redistribution, les propriétaires ne pourront-ils pas légitimement soutenir que leur propriété est fondée dans le droit naturel et qu’il est impossible de leur en soustraire une partie sans leur propre consentement ? Et, dans ces conditions, ne seraient-ils pas fondés à exercer, eux aussi, un droit de résistance à l’encontre du gouvernement ? On voit que ce type de situation est particulièrement intéressant puisqu’il fonctionne comme une sorte de «test» ou de «révélateur» concernant la cohérence de la théorie lockienne de la propriété.

La question essentielle à laquelle Locke devrait répondre, ou plus exactement à laquelle sa théorie devrait pouvoir répondre consiste à savoir si l’on doit prioritairement protéger la propriété des possédants, où si l’on doit au contraire garantir un accès à des ressources à ceux qui en sont dépourvus. Or, en théorie, la réponse ne devrait pas faire de problème : si l’on interprète correctement la théorie lockienne de la loi naturelle, si l’on interprète correctement le principe fondamental de cette loi qui est la conservation de l’humanité ; si l’on interprète correctement le devoir de se conserver pour chacun et le droit d’exiger de s’approprier tout surplus de propriété nécessaire à sa propre conservation dès lors que l’on ne peut assurer sa subsistance autrement, alors on peut soutenir que la conservation de chacun prime légitimement sur le maintien de l’intégralité de la propriété individuelle. On peut donc soutenir que la théorie lockienne comporte sur ce point une solution à la difficulté soulevée.

Il n’en reste pas moins qu’une telle solution met en relief une seconde difficulté qui se trouve très exactement à l’origine du problème que Locke cherche à résoudre. Il est en effet évident, conformément à la loi naturelle, que le propriétaire, et pour nous ici le propriétaire terrien, dispose de la liberté d’utiliser ses propriétés comme il l’entend. La loi naturelle n’autorise pas le gouvernement à lui imposer de se conduire comme un capitaliste frugal ou comme un propriétaire dépensier.

Dans ces conditions, on peut dire que la loi naturelle n’offre pas de protection contre un comportement économique déviant qui risque de provoquer périodiquement des crises économiques, à part imposer une obligation au for interne aux agents économiques de la respecter: le comportement des agents économiques dépend finalement de leur propre décision, avec les inconvénients qui résultent des mauvaises décisions qu’ils peuvent prendre et des conséquences négatives qui peuvent en découler. De ce point de vue, on pourrait être tenté de conclure que Locke a involontairement posé un problème général auquel le libéralisme économique contemporain n’a semble-t-il toujours pas trouvé de réponse.