Les textes qui fragilisent la liberté de la presse

Publié le 20 juin 2015

Plusieurs textes en débat fragilisent (davantage) la liberté de la presse. L’AJEF dresse une analyse de ces textes.

En Europe, un projet de directive sur le secret des affaires (1) risque de créer un climat d’insécurité juridique pour les journalistes. Il pourrait freiner nos velléités d’investigations du fait des pouvoirs accrus accordés aux puissances économiques. La protection des lanceurs d’alerte se réduirait comme une peau de chagrin alors même qu’ils sont d’ores et déjà malmenés, à l’image des poursuites judiciaires que subit Antoine Deltour suite au scandale Luxleaks. Un autre projet européen (2), soi-disant destiné à protéger la vie privée, veut rendre amnésique une partie d’Internet. La quasi-totalité des sites en ligne se verraient opposer le droit à l’oubli numérique, une notion déjà consacrée par la justice européenne en 2014. Dans l’intérêt général, il est essentiel que la presse bénéficie d’un régime dérogatoire.

C’est d’ailleurs ce que prévoit le texte en débat. Il y va de notre mémoire, de notre histoire, de notre démocratie. En France, le projet de loi sur le renseignement (3) souhaite que les agents des services l’Etat puissent utiliser toutes les techniques modernes de surveillance. Les chiens de garde de la démocratie — c’est ainsi que nous appelle la Cour européenne des droits de l’homme — sont menacés. Sur simple décision du Premier ministre, nos conversations téléphoniques, nos e-mails, nos documents ou encore nos enregistrements audio pourront être espionnés. Bref, trois textes en préparation menacent la liberté d’information.

Tandis que le renforcement de la protection de nos sources n’avance toujours pas. En 2013, le gouvernement Ayrault avait déposé un projet de loi (4). Cela fait un an et demi que le dossier est gelé.

1/Le projet de directive sur le secret des affaires: un risque d’atteinte à la liberté d’information

– De quoi s’agit-il ?
L’objectif affiché par la Commission européenne consiste à « établir des règles protégeant les secrets d’affaires contre l’obtention, la divulgation et l’utilisation illicites, sans le consentement du détenteur et d’une manière contraire aux usages commerciaux honnêtes ». Très large, la définition du secret des affaires engloberait les informations qui 1) sont secrètes 2) ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes 3) ont fait l’objet de dispositions destinées à les garder secrètes. Le non respect du secret des affaires pourrait l’objet de poursuites civiles fixées par l’Etat membre (le volet pénal n’est pas prévu par ce texte européen mais rien n’empêche les Etats-membres de l’ajouter).
Exemple : la révélation d’un scandale tel que celui du Mediator pourrait a priori faire l’objet de poursuites civiles à l’égard de ceux qui ont divulgué ou obtenu des informations.

– En quoi les journalistes son-ils concernés ?
Le projet de directive prévoit plusieurs exceptions à la protection du secret des affaires dont
« l’usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information ». Cela signifie que les journalistes ne devraient pas (en principe) être concernés par le secret des affaires dans l’exercice de leur fonction. Néanmoins, il faudra s’assurer que la transposition par les Etats-membres de cette mesure ne crée pas d’insécurité juridique pour les journalistes et plus généralement n’alimente pas (davantage) les réticences de certains confrères à révéler des affaires justement secrètes par crainte d’être poursuivis en justice par des groupes puissants. De plus, les sources d’information des journalistes sont malmenées par ce texte. La divulgation de secrets d’affaires par des non journalistes ne sera possible que par exceptions (révélation dans l’intérêt public d’une faute, d’une malversation, ou d’une activité illégale). Comment un lanceur d’alertes peut-il être certain, a priori, qu’il agit dans l’intérêt public ? D’où l’intérêt de faire aboutir le projet de loi sur le secret des sources des journalistes (lire le 4) ci-dessous).

– Quel est le processus d’adoption de ce projet de directive ?
Il s’agit d’un texte proposé en novembre 2013 par la Commission européenne. Il a été amendé et adopté le 16 juin 2015 par la commission des affaires juridiques du Parlement européen. Il devra ensuite être adopté par le Conseil de l’Union européenne et par le Parlement européen en séance plénière. Démarrera alors la phase de transposition du texte par chaque Etat-membre. Cela signifie une entrée en vigueur en France au plus tôt en 2017.

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2/Le projet européen de protection des données à caractère personnel: la consécration du droit à l’oubli numérique

– De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de deux textes européens (un projet de directive et un projet de règlement) destinés à renforcer la protection de la vie privée des personnes physiques à l’heure du numérique. Toute personne physique pourrait notamment demander de faire rectifier des informations inexactes ou incomplètes la concernant, de bénéficier du droit à l’oubli numérique et à l’effacement.

– En quoi les journalistes sont-ils concernés ?
Actuellement, le droit à l’oubli numérique n’est pas opposable à la presse. Les projets de texte européens semblent maintenir ce principe. Mais il faut être vigilant sur ce point en s’assurant d’une part que ce dispositif soit conservé définitivement au plan européen et, d’autre part, qu’il sera implémenté dans les textes français. L’enjeu est essentiel pour la liberté d’information. Si l’oubli numérique devient opposable à la presse, les politiques ou les dirigeants d’entreprise, entre autres, pourront demander que des affaires (condamnations, simples mise en cause, etc.) les concernant disparaissent des journaux. De plus, certaines sources d’information risquent d’être asséchées par cette disposition. De nombreux sites en ligne (hors presse) se verront opposer le droit à l’oubli numérique. C’est d’ailleurs déjà le cas depuis une décision historique de 2014. La Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’on peut opposer à Google le droit à l’oubli numérique.

– Où en est le processus d’adoption ?
Les textes proposés par la Commission européenne ont été adoptés, après amendements, par le Parlement européen en 1ère lecture. Ils doivent maintenant l’être par le Conseil de l’Union européenne. Une fois que le Parlement et le Conseil seront d’accord, il restera à transposer dans chaque Etat membre les deux textes. D’où une entrée en vigueur en France au plus tôt en 2017.

> Le projet de directive
> Le projet de règlement

3/Le projet de loi sur le renseignement risque de renforcer la surveillance secrète des journalistes

– De quoi s’agit-il ?
Le gouvernement de Manuel Valls a présenté un projet de loi destiné à légaliser à peu près toutes les techniques de renseignement. Aujourd’hui, il est déjà possible, à la demande du Premier ministre, d’espionner des conversations échangées par téléphone ou par ordinateur (c’est ce qu’on appelle les interceptions de sécurité). Les agents du renseignement peuvent aussi obtenir les données de connexion internet et téléphoniques (appelées aussi métadonnées) : liste des numéros appelés et appelant, durée des conversations, identification des abonnés, etc. Le projet de loi sur le renseignement veut autoriser « l’utilisation de dispositifs techniques permettant la captation, la fixation, la transmission et l’enregistrement de paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ou de l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ainsi que la captation, la transmission et l’enregistrement de données informatiques ».

– En quoi les journalistes sont-ils concernés ?
Oui. Il n’existe quasiment aucune mesure dérogatoire. Autrement dit, les journalistes peuvent être surveillés comme n’importe qui. Il en est de même pour les avocats, les parlementaires ou encore les magistrats. Et cette surveillance ne sera pas contrôlée a priori. Il suffira au Premier ministre de recueillir l’avis (positif ou négatif) de la future commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) pour pouvoir surveiller n’importe qui.

– Où en est le processus d’adoption ?
Le projet de loi semble satisfaire à la fois l’Assemblée nationale qui l’a adopté sans grands changements et le Sénat qui l’a adopté en 1ère lecture. Les éventuels changements significatifs peuvent davantage provenir du Conseil constitutionnel… s’il est saisi.

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4/Le renforcement de la protection du secret des sources au point mort

– De quoi s’agit-il ?
Déposé en juin 2013 par le gouvernement Ayrault, il s’agit d’un projet de loi destiné à renforcer la protection du secret des sources des journalistes (définition plus stricte des atteintes autorisées au secret des sources, aggravation de la répression des atteintes illégales au secret des sources, etc.) et à créer une immunité pénale en cas de détention par un journaliste de documents issus du délit de violation de secret (professionnel notamment). Ce dernier aspect est d’autant plus important si le projet de directive sur le secret des affaires aboutit.

– Où en est le processus d’adoption ?
Le texte a été examiné par la commission des lois de l’Assemblée nationale au cours du second semestre 2013. Depuis, le travail parlementaire s’est arrêté.

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