Rousseau : « La volonté générale, entre raison publique et passions sociales »

Publié le 2 avril 2010

Retrouvez le compte-rendu de la conférence du 1 avril 2010, avec Bruno Bernardi (Lycée Thiers à Marseille)

I – Un problème de philosophie politique et sa réplique dans l’interprétation de Rousseau

Il y a bientôt cinquante ans, Jürgen Habermas publiait son premier grand ouvrage : l’Espace public. Il y définissait la société politique moderne comme « sphère publique bourgeoise » parce qu’elle se caractérise à la fois par la constitution du champ politique en espace de délibération argumentée, universellement ouvert en principe, mais aussi par sa restriction de fait à ceux dont la voix est reconnue pour socialement légitime. Cette contradiction lui paraissait d’autant plus ruineuse que les nouvelles formes de communication, les mass media, tendent à substituer à l’échange d’opinion argumenté la distribution de signes consommables.

De là le risque d’une mutation de la sphère publique de délibération en une fabrique de l’opinion dont l’objet est la production unilatérale d’affects qui ne visent pas à susciter des réponses mais, sur le mode publicitaire, à induire des conduites. Deux voies semblaient alors ouvertes aux yeux d’Habermas : l’accession des masses à l’espace public délibératif ou la substitution de l’affect à la rationalité comme principe de l’opinion publique. On sait laquelle a été le plus fréquentée durant les dernières décennies. Bien des raisons l’expliquent. Et d’abord le rétrécissement du domaine de la délibération et de la décision politiques, sous l’effet conjugué de la minoration libérale de l’État et de la globalisation du marché.

Mais le modèle de la démocratie délibérative n’a pas seulement été ébranlé par les mutations politiques, économiques et sociales de la proche modernité. Il semble aussi être affecté par une anémie dont les causes seraient endogènes. J’en distinguerai deux principales. Dans la constitution des États modernes, la démocratie de délibération s’est identifiée à la démocratie représentative. Les élections assurent la représentation de l’opinion, mais c’est entre les représentants élus qu’a lieu la délibération décisionnelle.

Un double effet en résulte, d’une part de dissociation entre l’opinion et la délibération, de l’autre de réduction de l’exercice de la citoyenneté au seul processus électoral. L’exigence d’une citoyenneté participative et l’émergence de la société civile comme instance tierce, entre l’État et le marché, peuvent se concevoir comme des antidotes à l’anémie dont souffre la démocratie.

J’ai interrogé ailleurs ces relations. Mais le modèle de l’espace public délibératif a été contesté dans son principe même. Faisant la généalogie de la notion d’opinion publique, Habermas avait discerné un tournant décisif dans le courant du XVIIIe siècle : le passage de l’opinion commune, qui est l’expression d’affects sociaux enracinés dans les mœurs, à l’opinion publique, qui est celle d’un public faisant un usage critique de sa raison dans un processus de discussion collective.

Kant en aurait formulé le principe dans sa Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? Or, dans le sillage d’un courant qui ne s’est jamais rendu aux raisons des Lumières et qui est passé en deux siècles, entre autres, par les théoriciens français de la contre révolution, des sociologues comme Ferdinand Tönnies, plus récemment par les penseurs communautariens, ce qu’on peut appeler l’anthropologie sociale des Lumières a de plus en plus largement été contestée comme fondée sur un rationalisme irréaliste.

Ce n’est pas du processus cognitif et procédural d’une délibération ratiocinante mais d’affects collectifs ou passions sociales par lesquels l’individu s’éprouve attaché à une communauté, que procéderait la consistance du lien social. Bien que ces options soient rarement poussées à leurs conséquences ultimes, nous sommes placés aujourd’hui devant une alternative : maintenir avec les Lumières un idéal de rationalité politique pour lequel les passions sociales sont un facteur régressif d’hétéronomie, ou rompre avec cet idéal formel et utopique et faire des sentiments d’appartenance le fondement du lien social.

C’est en tout cas autour de ces pôles que s’organise le discours politique contemporain, dans des formes qui vont de la pure idéologie aux théories les plus élaborées. Je me propose de mettre en question le bien fondé de cette alternative en m’appuyant sur Rousseau. Non parce qu’il fournirait une solution clé en mains mais parce qu’il peut nous permettre de comprendre comment cette opposition entre rationalité politique et passions sociales s’est imposée dans le cours de la modernité, et ainsi d’identifier ce qu’elle peut masquer.

Paradoxalement, ce qui est communément présenté comme un point de faiblesse de Rousseau nous ouvrira la voie. Parce qu’elle est d’une grande complexité, sa pensée est souvent tenue pour contradictoire. Et ces contradictions se reflèteraient dans celles de ses interprétations. D’un côté, dans la tradition républicaine française en particulier, l’idée de volonté générale passe pour l’expression politique adéquate du rationalisme universaliste des Lumières. Là où ses contemporains mettaient encore leur espoir dans la raison des gouvernants – c’est ce qu’on appellera ensuite le despotisme éclairé –, Rousseau aurait fixé un tout autre horizon, celui d’un peuple éclairé. En formant ses principes du droit politique – c’est le sous titre du Contrat social – il se serait donné pour objet de dégager les conditions institutionnelles d’une « société bien ordonnée », permettant le dépassement de la particularité, celle des intérêts et des volontés particulières, pour accéder à la généralité de la loi, dont l’objet est l’intérêt commun et le sujet le peuple.

Pour former la volonté générale il faudrait faire en sorte que chacun, comme citoyen, veuille ce que sa raison lui fait connaître comme l’intérêt de tous. On le notera, cette lecture de Rousseau en fait le Jean-Baptiste de la bonne nouvelle Kantienne. Cependant, d’un autre côté, on a depuis longtemps mis en question cette interprétation. La prétendue rationalité de la volonté générale serait minée de l’intérieur par les conditions passionnelles et en fin de compte irrationnelles de sa formation et de son effectivité. Le Contrat social en ferait l’aveu explicite en deux lieux décisifs.

Le chapitre sur le Législateur d’abord (II, 7). Rousseau y reconnaît que, dans le commencement des sociétés, il a bien fallu que l’union sociale se forme en prenant appui non sur la volonté générale du peuple, encore inexistante, mais sur les sentiments que son « instituteur » a su lui inspirer en s’appuyant sur l’autorité divine (Moïse en est l’archétype).

Le chapitre sur la religion civile, sur lequel se clôt le Contrat social, serait un aveu plus criant encore de l’insuffisance principielle de la volonté générale, puisqu’il concerne non le moment de l’institution mais les sociétés instituées: Rousseau y affirme la nécessité de croyances qui produisent et garantissent les « sentiments de sociabilité » dont découlent l’attachement des citoyens à leur patrie et leur adhésion aux décisions de la volonté générale.

On ne serait d’ailleurs pas en peine de trouver d’autres lieux dans son œuvre où sont soulignées les conditions passionnelles de l’union sociale. C’est ce qui a conduit Habermas, bien qu’il reconnaisse en lui l’inventeur de l’expression opinion publique, à exclure Rousseau de la généalogie de son concept moderne. Il en est de même de l’un des auteurs majeurs de l’actuel revival républicain : Philip Pettit.

De ce second point de vue Rousseau et Kant représentent donc deux voies alternatives. On pourrait sans doute opposer à cette ligne interprétative que la lecture des chapitres sur lesquels elle s’appuie ignore leur place dans l’économie argumentative du Contrat social, alors qu’il est possible, sous cet regard, de dissiper cette apparence de contradiction. La définition de la volonté générale et la figure du législateur relèvent en effet de deux régimes discursifs que Rousseau distingue et articule clairement en abordant le rôle du législateur : celui du « droit politique » d’une part, et celui de « l’histoire de la morale », soit du processus de civilisation de l’autre : les chapitres 7 à 10 du livre II relèvent de ce second registre.

De même, Rousseau ne fait pas de la religion civile une « partie constitutive » des institutions politiques mais, c’est le cas de tout le livre IV, la définit comme un «moyen», un « instrument » qui peut « affermir » les institutions. Je ne développerai pas ces arguments qui exigeraient des détails dont ce n’est pas le lieu ici. Mais il y a plus.

Pour satisfaisants qu’ils soient, ces arguments laissent subsister la question essentielle : comment Rousseau, non du point de vue de la technique institutionnelle ni de celui de la factualité historique, mais de ce qu’on pourrait appeler son anthropologie de la société, articule-t-il les passions sociales et la raison publique ? C’est sur ce point que portent à mes yeux ses thèses les plus fondamentales, les plus fécondes, et pourtant les moins connues. Pour dégager ces thèses, je montrerai que, pour former son concept de volonté générale, Rousseau redéfinit en profondeur aussi bien la relation entre passion et raison que la relation entre entendement et volonté.

II – Passion et raison : sur l’anthropologie du corps politique.

Pour engager l’examen de la première relation, je ferai un premier et bref détour par la caractérisation de courants auxquels Rousseau se confronte, sur la double modalité de l’héritage et la rupture. Lorsqu’il évoque les penseurs modernes de la politique, il distingue volontiers deux grandes traditions : celle des politiques et celle des jurisconsultes. Au nombre des premiers il faut compter Bodin et Hobbes mais aussi Richelieu, moins pour son action que pour son fameux Testament, et un certain nombre d’idéologues de la monarchie moins connus.

Ces politiques ont à ses yeux trois présuppositions en commun : 1° ils font de la politique l’objet d’un discours théorique et technique qui se distingue de ceux, normatifs, aussi bien de la théologie et de la morale que du droit, 2° ils sont des théoriciens du principe de souveraineté, en ce sens que pour eux c’est le pouvoir exercé par le souverain sur la société qui donne à celle-ci son unité, 3° ils font du calcul rationnel (à la fois calcul des intérêts, des moyens efficaces et des forces en jeu) le principe régulateur de la sphère politique. En ce sens, les politiques sont pour Rousseau les théoriciens de la raison d’État.

La seconde tradition est celle des jurisconsultes, qu’on dit aussi jusnaturalistes parce que ce sont des théoriciens du droit naturel : Grotius et Pufendorf en premier lieu, mais aussi Barbeyrac et Burlamaqui. Malgré leurs différences, les jusnaturalistes partagent aussi un socle commun d’idées :

1° Ils jugent nécessaire et possible de définir des principes de droit naturel qui fondent selon eux de véritables obligations. En premier lieu la règle : pacta sunt servanda (les accords contractés doivent être respectés). De ces principes de droit naturel découlent ceux du droit public interne (le droit politique) et externe (le droit des gens).

2° les jusnaturalistes, croisant les traditions aristotélicienne et stoïcienne, attribuent aux hommes une sociabilité naturelle qui les pousse à former une union sociale dont la fin n’est pas seulement leur utilité commune mais surtout leur accomplissement moral.

3° Cette sociabilité peut être réglée par le droit naturel parce que les hommes sont naturellement doués d’une droite raison (recta ratio) qui ne relève pas du calcul mais de la raison pratique : par elle nous connaissons ce qui convient à notre nature.

Rousseau sait bien que les penseurs modernes de la politique ne peuvent tous se ramener à ces deux courants. Ceux dont il se sent le plus proche, John Locke et Algernon Sidney, n’appartiennent pleinement ni à l’un ni à l’autre. Celui avec qui il rivalise, Montesquieu, se situe sur un autre plan. Il sait aussi que certains, comme Hobbes, peuvent les croiser. Nous savons, nous, que Rousseau leur doit plus qu’il ne le dit : souvent, il s’appuie sur les principes des uns pour contester ceux des autres et vice versa.

Mais – c’est le point remarquable en ce qui concerne la question précise qui m’occupe – il considère ces courants ensemble pour dénoncer ce qu’il estime leur erreur commune. On vient de le voir en effet : bien que ce soit au sein de dispositifs conceptuels bien différents, politiques et jurisconsultes tiennent la rationalité pour une donnée anthropologique primitive : pour les uns sous le modèle de la rationalité de calcul, orientée par l’intérêt et l’efficacité, pour les autres sous celui de la rationalité pratique, orientée par la convenance naturelle. Or Rousseau conteste que la raison, qu’on l’entende d’une façon ou de l’autre, soit une faculté primitive de l’homme. Non seulement cela mais, par voie de conséquence, il conteste aussi que les institutions politiques puissent et même doivent substituer la raison aux passions comme ressort du lien social. Je tenterai de montrer ce qui fonde ce double refus et surtout quelles conséquences exactes en tire sa pensée politique. Pour cela, je prendrai d’abord appui sur le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes.

Le second Discours est fondé, on le sait, sur le rejet du principe jusnaturaliste de sociabilité. Les hommes, si on les considère dans l’état de nature, ne vivent pas en société, ils errent, libres et épars, et ne sont liés les uns envers les autres par aucune obligation : le penchant qu’ils ont à la pitié concerne tous les êtres sensibles et ne les oblige pas. Ce refus du principe de sociabilité est ce que Rousseau partage avec Hobbes, bien qu’il refuse de lui substituer, comme l’auteur du De Cive et du Léviathan, une peur réciproque source de mutuelle hostilité. Mais, ce second point est rarement perçu, la principale différence de l’anthropologie de Rousseau avec celle de Hobbes est ailleurs.

Pour Hobbes, la peur qui met les hommes sur la défensive est aussi la racine du calcul d’intérêt qui va les pousser à se soumettre à une autorité commune capable d’assurer leur protection. Rien de tel chez Rousseau. Et cela pour cette bonne raison que la rationalité, comme capacité de calcul, ne peut être cause de la formation des liens de société puisqu’elle ne se développe qu’avec la société civile : elle en est l’effet. Pour calculer, il faut d’abord savoir distinguer, comparer, évaluer.

Or la capacité à conduire ces opérations n’apparaît en l’homme que sous l’effet des passions de préférence, d’envie et de rivalité, qui naissent dans la société et de la société. Du développement des besoins à celui des passions, et de celles-ci au développement de la capacité de raisonner, il y a un enchaînement que seule la société peut mettre en branle. Deux passages clés du second Discours donnent de cette thèse des versions négative puis positives (textes 1 et 4). Cette relation n’est d’ailleurs pas unilatérale : l’Essai sur l’origine des langues montre, en retour, que le développement des passions est lui-même conditionné par celui de l’entendement. Parce qu’il ignore ces deux relations, Hobbes reste au fond dans le cadre anthropologique jusnaturaliste.

Aussi bien, le même argument qui vaut contre Hobbes pour la capacité de calcul rationnel, l’entendement, vaut contre les jusnaturalistes pour la raison pratique et le jugement moral. Si l’on peut parler d’une bonté naturelle de « l’homme de la nature », ce n’est qu’en un sens négatif (il ne veut pas de mal à autrui) et instinctif (il répugne à voir souffrir un être sensible). La bonté morale n’est rendue nécessaire et possible que par le développement conjoint des passions sociales et de la faculté de raisonner (textes 2,3).

Le second Discours est donc en large part consacré à démontrer que, de quelque façon que l’on définisse la raison, elle est un produit « des plus tardifs » de l’esprit humain et que son développement dépend de celui des passions. Cette dernière indication doit s’entendre aussi de façon positive : c’est grâce aux passions que notre raison se développe. Toute une part de la pédagogie de l’Émile repose sur cette idée : c’est en ménageant un bon ordre passionnel que le précepteur guide la formation intellectuelle de son élève.

Prendre au sérieux cette thèse implique donc rigoureusement qu’il y a toujours des conditions passionnelles de la rationalité. Sentiments et raisons, c’est un point décisif de l’anthropologie de Rousseau, sont pour le meilleur et pour le pire toujours coextensifs.
Que cette thèse soit aussi au cœur de sa pensée politique, c’est ce qui est clairement rappelé par le chapitre 8 du livre I du Contrat social (texte 5).

Si Rousseau rappelle cette thèse en ce lieu, ce n’est pas seulement pour dresser un bilan du passage à l’état civil, mais aussi parce qu’elle constitue une clé pour la théorie de la volonté générale qui sera développée au livre suivant. Pour autant, en effet, que l’on puisse définir, comme Rousseau va le faire, la volonté générale par la notion de raison publique, il faut comprendre aussi que le développement de celle-ci ne peut avoir lieu sans celui des passions sociales qui lui correspondent.

Encore une fois, je n’entrerai pas dans les analyses techniques que cette idée demande, mais on voit déjà ce qu’y gagne la compréhension de la pensée de Rousseau : le processus de généralisation des volontés particulières dont dépend la constitution d’un ordre politique légitime est bien un processus cognitif (faire que chacun reconnaisse dans l’intérêt commun le sien propre) mais pour cela même, et non malgré cela, ni même à côté de cela, ce processus requiert des conditions proprement passionnelles.

Il est loin de faire du « silence des passions » la condition de « la volonté générale du genre humain », comme le faisait Diderot, en reprenant une expression de Malebranche, dans l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie. Pour Rousseau, le processus cognitif de généralisation implique des affects de généralisation : il faut que les sentiments s’élargissent pour que les idées s’étendent (texte 6). Comme l’Émile développe une pédagogie des passions individuelles, le Contrat social a donc besoin d’une politique des passions sociales, non pour les substituer aux lumières publiques mais pour permettre à celles-ci de se développer.

Toute la question, dès lors, est de savoir quelles passions ont ce pouvoir de généralisation. La réponse de Rousseau est claire : ce sont les passions qui développent dans le moi des sentiments expansifs. Ce sont les passions de la liberté et de l’égalité (CS II, 1), l’amour de la patrie aussi (dans le DEP). Quelles passions font inversement obstacle à la généralisation ? Les passions retrécissantes qui renferment l’individu sur lui-même (CS III, XV). Le même principe commande la typologie politique des religions (CS, IV, 8). Que Rousseau au demeurant soit conscient de l’ambivalence des passions sociales, c’est ce qu’il montre clairement dans ses Principes du droit de la guerre où, contre Hobbes, il montre que la source des guerres n’est pas dans la nature de l’homme mais dans le principe d’expansion qui anime les corps politiques (texte 7).

Il faut discriminer les passions socialisantes et généralisantes de celle qui défont le lien social ou le rendent exclusif. On pourrait imaginer en prolongeant cette perspective une pathologie des sentiments démocratiques dont les formes de base seraient la passion douce et déliante qu’est l’individualisme pour l’amour de l’égalité et de la liberté (Tocqueville l’a bien vu) et la passion violente et bellifère qu’est le nationalisme pour l’amour de la patrie. On pourrait encore suggérer que l’identitarisme contemporain est un avatar croisé et mesquin de ces deux grandes formes pathologiques.

La nature d’une politique est en partie définie par celle des affects sur lesquels elle s’appuie et qu’elle contribue à développer, par celle aussi des affects qu’elle est impuissante à faire naître. Spinoza l’avait bien vu qui soulignait que plus les hommes ont le sentiment d’exercer un pouvoir dans la société plus ils lui sont attachés, et qu’au contraire les réduire à la passivité c’est faire d’eux les ennemis de l’État.

On le voit, les principes de l’anthropologie de Rousseau et ceux de sa politique sont profondément cohérents. C’est en rompant avec l’opposition entre passion et raison dont les Lumières avaient hérité à la fois des jusnaturalistes et des politiques, qu’il pense la possibilité d’un peuple éclairé. En montrant aussi que les affects sociaux ne sont pas univoques : les uns sont le ferment des lumières publiques, les autres leur inhibiteur. Ces principes, le républicanisme qui pourtant s’est réclamé de lui ne les a jamais adoptés. Et lorsque le rôle politique des passions a été reconnu, c’est pour substituer les affects à la rationalité comme principe du lien social.

Les figures du communautarisme et du populisme, si elles ne sont pas identifiables, ruinent également l’idée même d’un espace public délibératif. À suivre Rousseau, en revanche, c’est en reconnaissant la place des affects dans la formation de la rationalité, dans l’individu comme dans la société, que l’on peut échapper à l’alternative ruineuse entre raison publique et passions sociales.

III – Entendement et volonté : sur le statut de la décision politique.

Je voudrais montrer maintenant que le remaniement de la relation entre affects et rationalité a chez Rousseau son corolaire concernant celle de l’entendement et de la volonté. De nouveau, je partirai d’une difficulté soulevée par la lecture du Contrat social. Plus exactement je reviendrai sur l’une de celles que j’ai écartée peut-être un peu vite.

Pour rendre compte de la signification du chapitre sur le Législateur, j’avais souligné que sa place dans l’économie de l’ouvrage correspondait à un déplacement de la problématique du droit politique qui commande le livre I et les six premiers chapitres du livre II vers celle, plus historique, qui commande les chapitres VII à X du livre II. Mais cette explication semble se heurter à la façon dont la figure du Législateur est introduite, en amont, au terme du chapitre VI, De la Loi (texte 8).

Les difficultés soulevées par ce texte surcommenté me semblent suspendues à un décalage manifeste entre la dimension historique de l’objet qu’il constitue (l’acte d’institution d’un peuple comme moment de son histoire) et le régime argumentatif (l’analyse conceptuelle de cet acte) sous lequel il est constitué. D’un côté, en effet, le déplacement de problématique s’opère dans ces lignes : c’est de l’institution de la société, de l’établissement d’un système de législation, et non du fonctionnement d’une société instituée, qu’il va désormais s’agir.

Le problème précis est de savoir comment une « multitude aveugle » peut devenir un peuple institué s’assemblant pour délibérer. C’est ce que confirme, s’il en était besoin, la reprise que fait de cette opposition le chapitre suivant : Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.

Ce que les lois produisent, c’est l’esprit social dont résultera « l’union de l’entendement et de la volonté » dans le corps politique et chacun de ses membres. Mais les lois ne sont et ne peuvent être que des déclarations de cette même volonté générale, dont la formation suppose cet esprit social. C’est un cercle. Rousseau recourt à cette figure chaque fois qu’il veut montrer que le devenir social de l’homme ne résulte pas d’un développement linéaire mais d’une série de ruptures qui ont toujours quelque chose de contingent, de purement factuel. Cette problématique est donc bien historique. Or le régime de l’énonciation, loin d’inscrire ces propositions dans la dimension temporelle, est celui du présent qu’on appelle gnomique.

Il correspond chez Rousseau à la définition des principes qui doivent se tirer de « la nature de la chose ». Cette modalité d’énonciation explique qu’en isolant tel ou tel énoncé de ce texte et du chapitre sur le législateur qui le suit, et en leur donnant une portée universelle, on ait prêté à Rousseau les plus étranges absurdités, comme l’idée que, par nature, les vues trop générales seraient trop éloignées de la portée du peuple.

Comment, s’il le pensait, aurait-il formé la notion même de volonté générale ? Ce serait pourtant une réponse bien pauvre que d’invoquer une maladresse de rédaction et de l’expliquer par la difficulté que Rousseau aurait eu à changer de régime discursif. La question doit se poser autrement : comment expliquer le statut de généralité revêtu par des arguments qui, pourtant, ont pour objet explicite immédiat le moment historiquement circonscrit de l’institution des sociétés ?

La réponse se trouve dans la proposition conclusive du chapitre VI, où Rousseau caractérise les lumières publique qu’il appellera au chapitre suivant « l’esprit social » : « Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, et de là l’exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout ». La rédaction primitive du Ms de Genève mérite d’être relevée. Cette première version, plus maladroite, est à certains égards plus explicite : « Alors des lumières publiques résultera la vertu des particuliers, et de cette union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, l’exact concours des parties et la plus grande force du tout ». Est essentiellement en jeu dans cette proposition ce que je serais tenté d’appeler l’anthropologie et la psychologie du corps politique. Soit une dualité, celle de l’entendement et de la volonté. La volonté générale suppose leur unité. Rousseau s’appuie ici sur ce qu’a établi le chapitre I du livre II.

Il faut que les particuliers donnent la préférence à l’intérêt commun, que la raison leur indique, sur l’intérêt privé vers quoi leur existence indépendante les inclinerait. Il faut que la volonté commune discerne ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers. Le premier impératif requiert des particuliers la vertu, le second requiert du corps politique une capacité cognitive commune, la raison publique. Ce double réquisit n’est pas circonstanciel, ni momentané ; il est inscrit comme une nécessité dans la nature du corps politique. C’est donc de cette nécessité principielle qu’il faut répondre.

Nous l’avons déjà fait en partie: la vertu pourrait être le versant moral des affects de socialisation. Mais si l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social dépend de la formation des Lumières publique, c’est que cette union est problématique. En d’autres termes Rousseau semble bien faire de la volonté générale la réponse à un problème, celui de la coïncidence entre entendement et volonté dans l’ordre politique. Ce problème, d’où vient-il ? Un second et dernier détour par l’histoire conceptuelle de la modernité politique nous aidera à le comprendre.

Les historiens et les philosophes qui ont traité des origines de la modernité politique (Jacques Krynen et Michel Sénellart par exemple) ont mis en évidence le rôle essentiel joué, disons grossièrement du début du XIIIe à la fin du XVe siècle, par ce qu’on appelle les Miroirs des Princes. Ces textes, rédigés dans un rapport de proximité variable avec les souverains, relèvent tantôt de l’admonestation tantôt de la flagornerie ; tantôt naïfs tantôt savants, ils ont pour caractère commun de mêler, sous la catégorie de prudence, les préceptes moraux et les règles techniques recommandés dans l’exercice du pouvoir. Soit très exactement ce que politiques et jusnaturalistes séparent dans la période suivante. Le bon prince est celui qui prend de justes décisions au double sens de décisions conformes aux règles que Dieu lui donne et propres à se faire obéir de ses sujets.

On pourrait, à certains égards, considérer que Machiavel propose une figure ultime, volontairement pervertie, de Miroir des Princes, en séparant ou, comme on voudra, en constatant qu’ont été séparées les deux dimensions que conjuguaient le modèle prudentiel. Or cette séparation est plus tard théorisée par Bodin, dans un contexte différent politiquement et historiquement, non celui des cités italiennes du début du XVIe siècle mais de la monarchie française de ses dernières décennies. La formation du concept de souveraineté chez Bodin est suspendue à une profonde redéfinition de la loi.

Celle-ci, dit-il, est l’expression de la volonté du souverain qui, parce qu’elle émane de sa volonté souveraine, porte obligation pour ses sujets. Il faut donc soigneusement distinguer, d’une part, les « bonnes raisons » qui ont conduit le Prince à prendre la décision qui va valoir comme loi et, d’autre part, la franche volonté par laquelle il la pose comme obligeant ses sujets. Ce ne sont pas les bonnes raisons qui font la loi, mais la volonté souveraine qui la pose et porte obligation pour les sujets. De cette distinction découle une conséquence décisive : la volonté souveraine est inaliénable et indivisible, le prince ne peut accepter ni de la partager ni de la voir limitée par une autre.

Mais, dans la détermination des bonnes raisons qui éclairent sa décision, rien ne l’empêche de tenir compte des avis ou conseils de ceux qu’il choisit d’écouter. La confusion de ces deux idées a rendu équivoque l’expression de « pouvoir arbitraire » : elle ne signifie pas que la décision est sans raison mais qu’elle procède d’une volonté souveraine. Le principe de souveraineté n’efface pas les dimensions prudentielles, pratique et technique, du politique mais entraine, ce qui est différent, une analyse disjonctive de la décision comme acte d’entendement d’un part et de volonté de l’autre.

Une disjonction que réplique celle du conseil et de la décision. Le même souverain peut sans contradiction, une fois entendus les avis de ses conseils, décider par son bon plaisir (ce qui là encore ne veut pas dire sans motif mais par le motif qui lui a voulu retenir). On trouve sans surprise cette idée dans la bouche d’Henri IV dont Bodin a été le conseiller. Ce texte est cité par Diderot dans son article « Autorité politique » pour définir, sans qu’il utilise l’expression, le despotisme éclairé. S’adressant aux membres du parlement qui contestaient l’édit de Nantes, Henri IV commence par leur expliquer les « raisons » qui on motivé son édiction : assurer la paix civile et religieuse. Mais au moment de conclure, il tranche : « J’ai fait l’édit ; je veux qu’il s’observe.

Ma volonté devrait servir de raison ; on ne la demande jamais au prince dans un État obéissant. Je suis roi. Je vous parle en roi. Je veux être obéi ». Le principe de souveraineté est bel et bien porteur d’un concept de la décision politique qui implique la séparation entre raison et volonté et sa réplique, entre conseil et décision. Hobbes, on le sait, a donné à ce bouleversement conceptuel des suites drastiques. J’avais déjà formulé dans Le principe d’obligation une hypothèse corolaire.

Il ne me paraît pas impossible de penser que c’est l’émergence du principe de souveraineté qui, en produisant cette distinction radicale du conseil et de la décision, des raisons qui motivent une loi et de la volonté qui en fait une obligation, a constitué l’arrière fond politique à partir duquel peut se comprendre la prégnance du couple entendement et volonté dans la philosophie du XVIIe siècle, mais aussi en théologie où elle se réplique comme distinction de la sagesse et de la puissance divine.

J’irai plus loin en avançant que certaines médiations en sont parfaitement repérables. Négativement chez Grotius. Il refuse, en s’opposant explicitement à Bodin, de séparer entendement et volonté, et c’est pour cela qu’il défend l’idée de recta ratio que Leibniz soutiendra de nouveau à la fin du siècle. Positivement chez Pufendorf, qui s’appuie sur Hobbes pour refonder le droit naturel à partir de la distinction entre la connaissance de la loi naturelle, à laquelle nous accédons par la seule raison, et l’obéissance à cette loi qui dépend de sa transformation en commandement positif par la volonté de Dieu. C’est contre Pufendorf que Leibniz argumente. On aurait ici une articulation inédite entre politique et métaphysique.
Indépendamment de cette dernière hypothèse, le détour en perspective cavalière qui précède permet en tout cas de comprendre la nature du problème auquel se confronte Rousseau.

Il pense, cela est certain, en aval du premier tournant, Bodinien, et du second, Hobbesien, de la modernité politique. Il hérite donc de la distinction entre entendement et volonté comme indissociable de la théorie de la décision dont est porteur le principe de souveraineté. Mais en aval ne signifie pas dans la suite.

Au contraire. Rousseau, on le sait, retourne sur lui-même le principe de souveraineté : en rejetant le contrat de soumission au profit d’un contrat d’association et en substituant à la souveraineté sur le peuple la souveraineté du peuple. Il ne pouvait manquer d’en tirer les conséquences qui s’imposaient pour la théorie de la décision et particulièrement pour la double distinction entre décision et conseil, volonté et entendement.

Ce qui était solution chez les politiques devient pour lui problème. Le peuple souverain doit pouvoir être son propre conseiller. C’est ce que prouve négativement la figure du Législateur : il est pour le peuple ce conseiller que celui-ci ne peut encore être. Mais il n’est que cela, Rousseau y insiste longuement : la législation qu’il propose ne vaudra décision « qu’après l’avoir soumise au suffrage libre du peuple ».

Mais c’est surtout, positivement, ce dont est porteur le concept même de volonté générale. La généralité dont elle est prédiquée est avant tout indicatrice de sa dimension cognitive : la volonté est générale parce que son sujet et son objet le sont (le peuple entier statue sur le peuple entier) mais aussi, et même surtout, parce qu’elle produit la coïncidence de ces deux généralités par sa propre généralisation. C’est l’effet de cette généralisation qui prend le nom de lumières publiques. La notion de volonté générale, le terme même l’indique, n’a d’autre objet que de confondre l’acte de volition et l’acte cognitif, vouloir son bien, le connaître.

On doit donc reconnaître comme constitutive de la pensée de Rousseau cette thèse essentielle que la souveraineté du peuple, autrement dit (dans notre langage et non le sien) la démocratie, implique la réunion de ce que l’émergence du principe de souveraineté avait séparé : les bonnes raisons de faire la loi et la volonté qui la fait telle, le conseil et la décision, soit « l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social ». Or cette réunion repose sur le développement des lumières publiques.

Si cette thèse n’a pas été vraiment identifiée, c’est parce qu’elle ne produit pas, dans l’œuvre de Rousseau, les effets que sa force conceptuelle pourrait faire escompter. Il en est ainsi pour deux raisons. Rousseau en premier lieu, parce qu’il reste au niveau des principes, n’a pas l’occasion d’envisager le cas concret de décisions qui feraient voir comment la connaissance de l’intérêt commun s’articule, dans la processus délibératif, avec la considération des moyens et des effets qui est l’objet propre du conseil.

Mais une raison plus fondamentale est à l’arrière plan : la distinction radicale que fait Rousseau entre souveraineté et gouvernement, loi et décret, le conduit à polariser les dimensions principielles de la décision, toujours générales, et la prise en compte de la déterminité, qui, elle, est affaire d’application et de gouvernement. Il est possible cependant que sa pensée soit sur ce point plus complexe qu’on ne dit : son analyse de la Polysynodie de l’Abbé de Saint-Pierre et les Considérations sur le gouvernement de Pologne le suggèrent. Mais la fécondité d’une pensée est avant tout dans les prolongements qu’elle autorise.

Je suis à cet égard convaincu que la thèse que j’ai dégagée est d’un grand intérêt pour nous, en un moment où la démocratie est de plus en plus confrontée à la nécessité pour l’opinion publique de s’approprier les données cognitives, en particulier scientifiques, qui sont inextricablement liées aux décisions politiques les plus fondamentales que la société aient à prendre sur elle-même. Cela est particulièrement vrai en matière économique, écologique, ou sanitaire. Comment éviter, si les lumières publiques ne s’étendent pas, que l’expertise, cette nouvelle forme du conseil, reste l’apanage du gouvernement et que celui-ci, seul à même de prendre une décision éclairée, soit inévitablement conduit, selon l’expression de Rousseau, à usurper la souveraineté ? Une opinion publique éclairée est aujourd’hui la condition de possibilité de la démocratie.

Au terme de cette réflexion on discerne ce que la remise en question par Rousseau de l’opposition entre passion et raison et entre entendement et volonté peut apporter à la compréhension de ce que j’ai présenté comme une anémie démocratique. Reconnaître la place décisive des passions sociales dans la formation des lumières publiques permettrait de sortir de l’alternative ruineuse entre un républicanisme qui dénie tout rôle positif aux affects et un populisme qui nie dans son principe l’aspiration à l’autonomie personnelle et collective qui est le cœur de la modernité.

Reconnaître que la formation d’une volonté commune exige celle de lumières publiques, soit la réunion des dimensions du conseil et de la décision dans la délibération publique, c’est comprendre que l’avenir de la démocratie dépendra de notre capacité à former les instances et les procédures d’une expertise collective. Tel est l’enjeu d’une délibération participative.

Auteurs cités :

Jürgen Habermas, Lʼespace public (1962 – 1990), trad. Payot, 1992 Philip Pettit, Républicanisme (1997), trad. Gallimard, 2004
Jean Bodin Les six livres de la République (1576)
Thomas Hobbes De Cive, Le Citoyen (1642)
Hugo Grotius Le droit de la guerre et de la paix (1625) Samuel Pufendorf Le droit de la nature et des gens (1672) Jean Jacques Burlamaqui Principes du droit naturel (1748) John Locke Second traité du Gouvernement civil (1689) Algernon Sidney, Discourses concerning government (1698) Montesquieu, LʼEsprit des lois (1748)
Jacques Krynen, Lʼempire du roi, Gallimard, 1993
Michel Senellart, Les arts de gouverner, Gallimard, 1995

Extraits de Rousseau :

1. Second Discours GF-Flammarion, p. 81.
Quoi quʼen disent les Moralistes, lʼentendement humain doit beaucoup aux Passions, qui, dʼun commun aveu, lui doivent beaucoup aussi : Cʼest par leur activité que notre raison se perfectionne ; Nous ne cherchons à connaître, que parce que nous désirons de jouir, et il nʼest pas possible de concevoir pourquoi celui qui nʼaurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les Passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances ; car on ne peut désirer ou craindre les choses, que sur les idées quʼon en peut avoir, ou par la simple impulsion de la Nature ; et lʼhomme Sauvage, privé de toute sorte de lumières, nʼéprouve que les Passions de cette dernière espèce ; Ses désirs ne passent pas ses besoins Physiques.

2. Second Discours GF-Flammarion. p 84.
Quand nous voudrions supposer un homme Sauvage aussi habile dans lʼart de penser que nous le font nos Philosophes ; quand nous en ferions, à leur exemple, un Philosophe lui-même, découvrant seul les plus sublimes vérités, se faisant, par des suites de raisonnements très abstraits, des maximes de justice et de raison tirées de lʼamour de lʼordre en général, ou de la volonté connue de son Créateur ; en un mot, quand nous lui supposerions dans lʼEsprit autant dʼintelligence, et de lumières quʼil doit avoir, et quʼon lui trouve en effet de pesanteur et de stupidité, quelle utilité retirerait lʼespèce de toute cette Métaphysique, qui ne pourrait se communiquer et qui périrait avec lʼindividu qui lʼaurait inventée ? Quel progrès pourrait faire le Genre humain épars dans les Bois parmi les Animaux ?

3. Second Discours GF-Flammarion p. 98
Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu lʼactivité
de lʼamour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute lʼespèce. Cʼest elle, qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : cʼest elle qui, dans lʼétat de Nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul nʼest tenté de désobéir à sa douce voix : Cʼest elle qui détournera tout Sauvage robuste dʼenlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs :

4. Second Discours GF-Flammarion, p. 115-116.
Tout commence à changer de face. Les hommes errants jusquʼici dans les Bois, ayant pris une assiette plus fixe, se rapprochent lentement, se réunissent en diverses troupes, et forment enfin dans chaque contrée une Nation particulière, unie de mœurs et de caractères, non par des Règlements et des Lois, mais par le même genre de vie et dʼaliments, et par lʼinfluence commune du Climat. Un voisinage permanent ne peut manquer dʼengendrer enfin quelque liaison entre diverses familles. De jeunes gens de différents sexes habitent des Cabanes voisines, le commerce passager que demande la Nature en amène bientôt un autre non moins doux et plus permanent par la fréquentation mutuelle. On sʼaccoutume à considérer différents objets, et à faire des comparaisons; on acquiert insensiblement des idées de mérite et de beauté qui produisent des sentiments de préférence. À force de se voir, on ne peut plus se passer de se voir encore. Un sentiment tendre et doux sʼinsinue dans lʼâme, et par la moindre opposition devient une fureur impétueuse : la jalousie sʼéveille avec lʼamour ; la Discorde triomphe et la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain. À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que lʼesprit et le cœur sʼexercent, le Genre-humain continue à sʼapprivoiser, les liaisons sʼétendent et les liens se resserrent.

5. Contrat social, I, 8
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

6. Manuscrit de Genève (« première version » du Contrat social, I, 2, OC III, La Pléiade, p.390
Mais quoiquʼil nʼy ait point de société naturelle et générale entre les hommes, quoiquʼils deviennent malheureux et méchans en devenant sociables, […] efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de nouvelles associations, corrigeons, sʼil se peut, le défaut de lʼassociation générale. Que notre violent interlocuteur juge lui-même du succès. Montrons lui dans lʼart perfectionné la réparation des maux que lʼart commencé fit à la nature : Montrons lui toute la misère de lʼétat quʼil croyoit heureux, tout le faux du raisonnement quʼil croyoit solide. Quʼil voye dans une meilleure constitution de choses le prix des bonnes actions, le châtiment des mauvaises et lʼaccord aimable de la justice et du bonheur. Eclairons sa raison de nouvelles lumières, échauffons son cœur de nouveaux sentimens, et quʼil apprenne à multiplier son être et sa félicité, en les partageant avec ses semblables.

7. Principes du droit de la guerre, Vrin, p. 77.
Mille écrivains ont osé dire que le corps politique est sans passions et quʼil nʼy a point dʼautre raison dʼétat que la raison même. Comme si lʼon ne voyait pas au contraire que lʼessence de la société consiste dans lʼactivité de ses membres et quʼun Etat sans mouvement ne serait quʼun corps mort. Comme si toutes les histoires du monde ne nous montraient pas les sociétés les mieux constituées être aussi les plus actives ; et soit au dedans soit au dehors lʼaction et réaction continuelle de tous leurs membres porte témoignage de la vigueur du corps entier.

8, Contrat social, I, 6.
Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir de la séduction des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles, par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent : le public veut le bien qu’il ne voit pas. Tous ont également besoin de guides : Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connaître ce qu’il veut. Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social, de là l’exact concours des parties, et enfin la plus grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un Législateur.